Pourrait-on révolutionner la société en changeant notre rapport à notre langue ? C’est l’un des paris du collectif des Linguistes atterrées.
Écoutez cet article, lu par Benjamin Huet :
«Le français va très bien, merci.» Par ce titre, un collectif de 18 linguistes souligne la vitalité actuelle de la langue française (1) qui serait loin de «s’effondrer en un français pourri, en une sorte de dialecte de l’empire anglo-saxon» (2), pour citer l’un de ses prétendus défenseurs. Ce discours alarmiste sur l’état du français serait majoritaire et inquiétant, selon les Linguistes atterrées, qui ont senti l’importance de donner un contrepoint «pas nouveau du tout», mais trop peu entendu, sur les changements et adaptations nécessaires – et naturelles – de la langue à la société contemporaine.
Le collectif, formé «juste pour le tract» (3), s’est laissé surprendre par le succès de son discours. Selon Christophe Benzitoun, maître de conférence en linguistique française à l’université de Lorraine, les retours presse leur ont donné l’impression d’une attente. Pourrait-on même parler de soulagement ? Au regard de «l’insécurité linguistique» à laquelle nombre de locuteurs·rices font face… Sans doute.
Servitude volontaire
«Insécurité linguistique» ? L’expression fait mouche. Désignant un sentiment de mal-être, d’infériorité ou d’illégitimité par peur de faire une faute, elle serait très prégnante dans le monde francophone et celui de la France en particulier. Le collectif déconstruit alors dix idées reçues qui figent le français dans une vision puriste et radicale «absurde» et propose pour chacune de nouvelles approches.
Elles passent souvent par l’enseignement à l’école, l’une des idées étant qu’en rendant l’apprentissage du français non pas «rébarbatif» mais attractif, notamment grâce à une étude contextuelle et historique, on pourrait non seulement supprimer «la souffrance que c’est pour pas mal d’élèves de ne pas comprendre les règles» mais aussi «changer notre regard sur la société», estime Christophe Benzitoun. Pour lui, nous sommes dans un rapport de «servitude volontaire orthographique», en acceptant de nous soumettre à des normes sans questionner leur origine ou leur pertinence avec le monde contemporain.
«Nous disons juste que la forme de référence n’est pas forcément adaptée et que c’est un sujet de réflexion. Il y a besoin d’y toucher, ce n’est pas tombé du ciel. Certaines formes sont aujourd’hui archaïques et obsolètes.» Nous serions même en retard «de près de deux siècles» sur les usages contemporains du français, estime-t-il.
Pour ne citer qu’un seul exemple : le «ne» censé marquer la négation, est aujourd’hui quasiment absent de nos discours, sans que la compréhension soit altérée. Pourtant, on apprend toujours à l’école qu’il faut l’employer. Comment changer les règles, alors que la démocratisation de l’enseignement «a eu pour corollaire de figer la norme dans le marbre» et ce pour des générations ? C. Benzitoun imagine notamment des réunions de citoyen·nes qui réfléchiraient à des formes de référence, suivies de débats nationaux pour faire remonter les propositions à un niveau politique plus central.
Et que vive la langue !
«On nous a dressé à penser en termes de dire et ne pas dire, ou de correct et pas correct, entendu qu’on n’était pas légitimes à donner notre avis sur des tournures. Mais vous pouvez inventer des mots. Même votre orthographe !» Vous n’aurez pas d’amende, ne passerez pas par la case prison. Seul l’usage en assurera ou non la postérité. Des réformes ont déjà été adoptées au xxè siècle, non pas pour imposer de nouvelles règles mais pour assouplir l’orthographe, comme celle de 1990. Et des idées passent, souvent inaperçues, comme celle qui suggérait de remplacer nos accents par un seul, mais plat. (4)
«Le plus difficile, c’est de faire comprendre que l’orthographe n’est pas la langue. C’est juste une convention. Elle doit être adaptée aux locuteurs», résume le chercheur. Pourquoi ne pas supprimer le x au pluriel s’il n’apporte rien à la compréhension ? Peut-être parce que des enjeux se lient à la culture de l’élitisme. De domination, de pouvoir et même d’argent, notamment pour le monde de l’édition, friand d’ouvrages sur la belle langue, explique le linguiste.
«Que les personnes qui se sentent mal à l’aise se détendent et que celles qui les écrasent se sentent moins légitimes à le faire. Elles n’ont pas conscience qu’en faisant cela elles empêchent l’expression de plein de gens et c’est un vrai problème démocratique. On l’a vu pendant les gilets jaunes et on le voit régulièrement, il y a une sorte de mépris de classe», insiste le linguiste.
Est-ce notre langage qui changera le monde en sculptant nos imaginaires et manières de penser, ou l’inverse ? Un peu les deux. Reste qu’en nous libérant de la peur de l’erreur, nous pourrions récupérer du temps pour penser, nous exprimer, débattre…
Lucie Aubin