Il est raciste, parle beaucoup de lui, engueule sa pharmacienne, vote Le Pen, possède un fusil et deux testicules dont il est très fier… Je parle bien sûr du vieux con. Derrière la carapace de patriarche bourru, on découvre un être torturé, incapable d’exprimer ses émotions et bousillé par ce qu’il a vécu lors de la guerre d’Algérie.
On est parfois trop sérieux quand on est vieux. Michel (1) a 84 ans et vit seul dans sa petite maison d’un petit village de Lorraine. La tête dans les épaules, l’air renfrogné, le regard fermé et les bretelles remontées, le bonhomme déambule dans sa cuisine. Il se fait chier. Quand il avait 45 ans, il a perdu sa femme. Jeune veuf, il a enchaîné les conquêtes. Depuis le décès de sa dernière copine, Michel ne fait plus grand-chose. Il voit quelques copains encore, mais la plupart sont déjà repiqués. Au bistrot du coin, « les gens sont tous cons ». Et il n’a jamais été très tendre avec ses enfants non plus. Alors personne ne vient le voir. Pour faire passer le temps, le Michel est porte-drapeau des anciens combattants d’Afrique du Nord (AFN). Il enfile sa veste avec toutes ses médailles, bien alignées au garde-à-vous, saisit son étendard tricolore et le tient bien droit lors des enterrements des copains. « J’ai encore eu deux morts la semaine dernière », me lance-t-il, tout fier. À cause des traumatismes de la guerre d’Algérie, Michel voit « des bougnoules partout ». En plus, il y a des vols dans son quartier en ce moment. Il a toujours sa carabine sans cartouches à portée de main. Au cas où. Avec son fusil, il a même menacé les ouvriers qui ont posé ses volets du mauvais côté. Michel aime que ce soit carré. Il se serait bien vu officier à l’armée.
« Ça te remue la panse »
Car l’ancien soldat est parti un an et demi se battre en Algérie. « On nous a envoyés, alors on y est allés. Pas le choix. Moi, je n’avais pas du tout envie d’y aller. » Après 10 mois de service en Allemagne, à apprendre « le garde-à-vous, le présentez-armes et toutes ces singeries-là », il prend le bateau durant l’été 1959 à Marseille, fourré à fond de cale. Lorsqu’on lui demande s’il a eu peur de ne jamais revenir, il répond : « Peur ? Pff, bop, ben ça fait pas plaisir, quoi ! » Arrivé à Alger, on l’envoie dans des wagons à bestiaux direction M’Sila, plus au sud. On lui remet son paquetage : la tenue de combat, les godasses, le chapeau. À sa ceinture, pas une grosse arme. Juste un « pétard ». Michel a 21 ans. Il vit les premiers combats. Les premiers morts. Lors d’une patrouille à flanc de montagne, le véhicule devant lui roule sur une mine. « Il y en a eu six ou sept qui sont restés au tapis. Certains ont été tués nets, d’autres à moitié déchiquetés. » De tous les appelés français de 1954 à 1962, près de 25 000 sont morts. Et plus de 250 000 Algériens y sont restés. « On se faisait toujours canarder la gueule par les FLN (combattants algériens du Front de libération nationale, Ndlr.) qui se foutaient dans des trous, dans des caches. » Un jour, son auto-mitrailleuse est prise pour cible. Le copilote à côté de lui conduit au périscope. « Le con-là, paix à son âme, s’est pris une balle dans le cou par la petite lucarne du véhicule. Il est mort à côté de moi. » Michel se rappelle par cœur des noms des soldats qui y sont restés. Même « d’un arabe qui était avec nous », un harki combattant aux côtés de l’armée française. « Le voilà qui marche sur une mine. Il me demande : “ma godasse, ma godasse”. Je lui ai redonné, il y avait la moitié de son mollet avec. Il s’est vidé de son sang et il est mort, on n’a même pas essayé de l’envoyer à l’hôpital. » Ça devait être dur de vivre tout ça, non ? je demande. Les larmes lui montent aux yeux et sa gorge se noue. « Ah je peux te dire que ça te remue la panse ! », sanglote-t-il. Malade, fiévreux et tout retourné de ce qu’il vient de vivre, les officiers détachent Michel à l’infirmerie, puis l’envoient à l’hôpital de Sétif, au nord-est du pays, pendant 15 jours. Et deux semaines supplémentaires de repos à Biskra, aux portes du désert. « Une autre fois, j’ai failli y rester. J’étais au camp pour monter la garde. J’ai voulu aller chier derrière un buisson et j’ai vu une rafale juste au-dessus de moi. J’étais debout, j’étais foutu. Je peux te dire que je n’ai pas mis longtemps pour remonter mon froc ! »
La gégène dans le sang
L’armée française a du sang sur les mains. Dès qu’un combattant du FLN est capturé, Michel est chargé de tourner la manivelle de la gégène (2), une dynamo électrique manuelle. Il était alors commun de placer une pince aux oreilles et une autre aux testicules du prisonnier. Cette technique de torture électrique était destinée à forcer les combattants du FLN à leur indiquer l’emplacement de bombes à retardement ou de futures attaques. « Tu aurais vu les gueulées qu’ils faisaient ! », s’exclame t-il. Michel surveille les prisonniers algériens et leur ordonne de creuser un trou à côté de leur camp. Dès qu’ils remontent, ils passent au « deuxième bureau ». « S’ils parlaient, on les mettait au frais. S’ils ne voulaient pas parler, ils ne parlaient plus jamais. On entendait un coup de fusil et c’était fini. » Quand je lui parle d’amour, pour ses enfants, pour sa femme, pour la vie, Michel ne sait pas vraiment ce que c’est. Il baisse les yeux tristement comme un gosse qui aurait fait une connerie. Outre la torture, le soldat m’assure qu’il n’a jamais vu de viols. « On aurait violé leur femme, ils auraient été capables de nous tuer. C’est qu’ils sont jaloux, les cons-là. » « Par contre, quand on allait en ville et qu’on avait 5 francs, on demandait aux putes pour une pipe ou autre chose. » Lui aussi ? « Ben oui, on allait pas rester comme ça ! Mais c’était des Françaises, je me suis juré de ne jamais coucher avec une bougnoule ! » « L’officier nous disait : “Violez, mais faites cela discrètement”, raconte Benoist Rey, ancien soldat infirmier dans un livre aussitôt interdit en 1961 (3). Cela faisait partie de nos “avantages” et était considéré en quelque sorte comme un dû. On ne se posait aucune question morale sur ce sujet. » Michel ne se rend pas vraiment compte de ce qu’il dit. Il me jette ces paroles, une colère dans un œil et la larmichette dans l’autre, avec une déconcertante (et presque touchante) simplicité. Pour lui, il faut être un homme, un vrai. Il m’invite d’ailleurs à le devenir à mon tour, en me faisant goûter la gnôle de poire, après m’avoir déjà servi la mirabelle. La pédagogie, selon lui ? Du « dressage ». « Considérant leurs troubles psychiques comme un stigmate de faiblesse ou de lâcheté, les appelés ont tendance à réprimer, taire ou dissimuler cette souffrance. […] Un des enseignements de la guerre d’Algérie sera l’importance des séquelles tardives et traînantes de cette guerre mal aimée de l’opinion publique, et laissant aux soldats, non seulement des reviviscences pénibles, mais aussi des sentiments d’insatisfaction et d’amertume », explique l’ancien psychiatre des armées Louis Crocq (4). En découle une colère viscérale vis-à-vis du monde et de l’étranger. « L’arabe, le vrai arabe, c’est poubelle. » Un racisme légitimé par l’État, occulté des manuels d’histoire et de l’inconscient collectif. La faute à la France qui l’a bien prié de tuer et torturer sur facture, du haut de ses 21 ans. « La guerre c’était… c’était… c’était con, voilà ! »
Clément Villaume
Illustration : © Marion Pradier, pour L’âdf
1 – Prénom modifié.
2 – La technique de la gégène a été décrite dans Contre-guérilla, le Manuel de l’officier de renseignement, écrit par le colonel Marcel Bigeard, en 1957.
3 – Les Égorgeurs, Benoist Rey, éd. Libertaires, 1961.
4 – Les traumatismes psychiques de guerre, Louis Crocq, éd. Odile Jacob, 1999.
Cet article est tiré de notre dossier « Tranches de vieux », publié en février 2023. Retrouvez les autres articles de ce dossier :
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