On constate de plus en plus l’influence que peuvent avoir les lobbies sur les décisions politiques. Et pour mieux les comprendre, il est utile de revenir sur leur histoire.
Il y a quelques années, le terme semblait encore assez mystérieux, décrivant une pratique sans doute courante outre-Atlantique mais encore balbutiante dans notre vieille Europe : le lobbying. Nous aurons compris, depuis, qu’il est partout. Le départ fracassant du gouvernement de Nicolas Hulot est encore venu rappeler le poids qu’avaient pris ces groupes de pression dans la vie publique, et notamment en France.
Pour rappel, l’ex-ministre de l’écologie avait annoncé qu’il quittait ses fonctions au sortir d’une réunion sur la chasse en présence du président Macron et à laquelle avait été convié Thierry Coste, lobbyiste en chef des sociétés de chasse.
Ce monsieur tape la bise à Macron, le tutoie… Sa présence est constante. Cela fait vingt ans que Thierry Coste accompagne la Fédération nationale des chasseurs (FNC) partout où elle va. C’est quelqu’un qui a toutes les “qualités” du lobbyiste sans foi ni loi : il se décrit lui-même comme un spécialiste du “renseignement et de la manipulation”. (…)
Il est payé 200 000 euros par an pour accompagner la communication de la FNC(1).
François Darlot, président du Rassemblement pour une France sans chasse.
Voilà donc le genre de personnage que l’on trouve à la manœuvre. Le problème, c’est que pour défendre les intérêts des entreprises les plus puissantes et donc potentiellement les plus dangereuses, les lobbies ne se résument pas à ce genre de chasseurs de primes.
Ce sont de redoutables organisations, qui attaquent sur tous les fronts, notamment politique, médiatique, et scientifique.
En France, le lobby nucléaire est l’un des plus puissants. Il est donc intéressant de noter que le Premier ministre Édouard Philippe est un ancien d’Areva.
Le site Reporterre vient pour sa part de révéler que l’Andra, qui mène le projet d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure, finançait discrètement des « youtoubeurs » et des médias, comme le magazine Usbek & Rica, pour orienter l’opinion en faveur de son projet (2).
Un neveu de Sigmund Freud
La journaliste du Monde Stéphane Horel, qui a notamment participé aux révélations des Monsanto Papers, s’intéresse plutôt, dans son ouvrage Lobbytomie (3), à la partie (pseudo) scientifique de l’activité de lobbying. Et il y a de quoi dire, comme en témoignent ces 320 pages très denses en informations richement documentées…
Car des historiens se sont désormais penchés sur les lobbies et l’usage qu’ils font de la science. Cela porte même un nom : l’agnologie, du grec agnōsis (ne pas savoir). Ils ont donc pu en retracer l’histoire, en relater les scandales, en désigner quelques grandes figures, déterminer les dates clés. On constate alors que, dès le début ou presque, ils ont su que la science représentait un ennemi à abattre.
S’il fallait désigner un géniteur de cette activité, ce serait sans doute Edward Bernays. Celui-ci a une particularité familiale : il est le neveu du fondateur de la psychanalyse, Sigmund Freud.
« Edward Bernays, qui a fort bien compris le propos de son oncle, s’évertue à mettre à profit – littéralement – sa familiarité avec les notions d’inconscient, de pulsion, de refoulement, d’inhibition ou de sexualité afin d’exercer au quotidien une profession qui consiste à convaincre les masses pour le compte de gouvernements ou de sociétés commerciales».
Il invente ce à quoi il a donné le nom de « relations publiques », et fait ses armes au service de gouvernement états-unien à l’occasion de la première guerre mondiale. L’idée est alors la suivante : plutôt que d’enrôler de force des jeunes citoyens dans l’armée, il s’agit de les encourager à s’enrôler volontairement.
L’équipe dont fait partie Bernays met au point une stratégie dont l’une des « œuvres », restée célèbre, est cette affiche où « l’oncle Sam » vous pointe du doigt et déclare « I want You for U.S. Army »
Un « gouvernement invisible »
Bernays lui fait consigner son opinion par écrit, l’envoie à 5 000 médecins pour avis. Presque tous approuvent et apposent leur paraphe. Le stratège fait parvenir l’ensemble à la presse, qui se hâte d’en faire l’écho comme s’il s’agissait de résultats d’une étude scientifique.
Et après tout, si on peut donner envie à des jeunes gens d’aller se faire trouer la peau à l’autre bout de la planète, tout doit être possible à travers les relations publiques.
Ceux qui manipulent ce mécanisme secret de la société forment un gouvernement invisible qui exerce véritablement le pouvoir. […] De nos jours, la propagande intervient nécessairement dans tout ce qui a un peu d’importance sur le plan social.
Que ce soit dans le domaine de la politique, de la finance, de l’industrie, de l’agriculture, de la charité ou de l’enseignement, la propagande est l’organe exécutif du gouvernement invisible.
Peut-être ce « gouvernement invisible » a-t-il connu des ratés ? Il est en tout cas indéniable qu’il est souvent parvenu à ses fins. Un exemple frappant de sa puissance : les États-uniens doivent à Edward Bernays leur célèbre petit-déjeuner à base d’œufs et de bacon !
Notre bonhomme comptait en effet, parmi ses clients, une société qui souhaitait augmenter ses ventes de bacon. Il s’est donc rapproché d’un médecin qui estimait que le petit déjeuner devait être riche en protéines, par exemple avec des œufs et du bacon.
Les ventes de bacon ont explosé et font désormais partie intégrante de la culture culinaire états-unienne…
L’industrie du tabac, une pionnière
On en vient alors à un autre grand nom de l’histoire du lobbying : John Hill.
Celui-ci s’est très vite lancé dans le domaine des « relations publiques », en vendant ses services à l’industrie du tabac, une pionnière en matière de manipulation scientifique. Nous sommes alors dans les années 1950, les preuves d’un lien direct entre le cancer du poumon et la cigarette deviennent à peu près indiscutables.
Mais Hill, qui travaille pour l’ensemble des plus grands fabricants de tabac, va organiser la riposte et mettre sur pied, notamment, la notion de « manufacture du doute ».
« Prétexter la controverse scientifique et réclamer le bénéfice du doute : ce retournement de la science contre elle-même est devenu le B.A.-BA de la plupart des industriels dont l’innocuité des produits est mise en cause », note Stéphane Horel.
L’industrie du tabac, qui pourrait tuer un milliard de personnes au XXIe siècle, en plus des 100 millions du XXe, va ainsi poser les bases du lobbying, toujours plus ou moins respectées aujourd’hui, et que le journaliste résume ainsi :
«1) multi-causalité : la (ou les) maladie(s) a (ont) souvent plusieurs causes, mais surtout pas le produit dont il est question;
2) controverse : il n’existe pas de consensus scientifique sur les effets nocifs du produit;
3) preuve : la science est réduite à une démonstration de cause à effet;
4) corrélation : une multitude de facteurs de confusion empêchent de conclure. »
Et pour donner de la consistance à ces troubles scientifiques, les lobbies vont, là encore, mettre au point des stratégies que l’on retrouvera dans à peu près tous les secteurs : des chercheurs de renom sont payés pour apposer leur signature sur des recherches qu’ils n’ont pas menées, d’autres se trouvent en situation de conflits d’intérêts, ceux qui trouvent des effets nocifs à certains produits sont personnellement dénigrés…
Les techniques sont rodées, multiples (voir encadré sur le sucre), et bénéficient de gigantesques moyens financiers. Il est d’ailleurs peut-être là, le nœud du problème.
Nicolas Bérard
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1 – L’âdf n° 134.
2 – Lire l’article « Déchets nucléaires : l’Andra paye des médias pour orienter l’opinion en faveur de Cigéo » du 21 janvier 2019.
3 – “Lobbytomie, comment les lobbies empoisonnent nos vies et la démocratie” de Stéphane Horel, éd. La Découverte.