Lancés sur la piste de ce numéro 200 : dansons ! Parmi toutes les brillantes facettes dont se pare la danse, nous avons suivi celle de la danse qui relie. Les corps, certes, mais aussi les mondes, les temporalités, les âmes, les luttes…Lancés sur la piste de ce numéro 200 : dansons ! Parmi toutes les brillantes facettes dont se pare la danse, nous avons suivi celle de la danse qui relie. Les corps, certes, mais aussi les mondes, les temporalités, les âmes, les luttes…
« Si tu sais marcher, tu sais danser ». Cette phrase, que quelques profs de danse annoncent parfois, peut rassurer les plus réticent·es d’entre nous. Pour danser, il n’y a pas toujours à savoir faire et pas forcément besoin de cours. Yves Guilcher, qui a étudié les danses traditionnelles et leur C revivalisme actuel, affirme qu’il fut un temps où la transmission des danses en bal se faisait sans apprentissage. Qu’elle tourne en ronde, en chaîne, ou en couple ouvert (1),
« personne ne s’est préoccupé de transmettre la danse à la génération suivante (pas plus que la langue, et moins qu’elle encore peut-être). Les adultes se sont contentés de danser entre eux, et pour eux. Et la danse s’est transmise tant que les enfants ont eu envie de danser comme leurs parents. En intégrant la danse de leurs aînés, ils intégraient le monde des adultes, et au-delà, la société telle que la génération précédente les vivait. […] Du jour où les jeunes ont eu envie d’autre chose que la danse des vieux, ils ont cessé d’apprendre d’autant plus facilement que personne ne les y avait jamais contraints. » (2) L’ethnologue l’affirme donc : « La danse implique la société en même temps qu’elle l’éclaire. » De la ronde chantée au duo en couple fermé, en vogue aujourd’hui (lire p.11), alors que nos rythmes n’ont plus rien à voir avec ceux des sociétés paysannes traditionnelles, aujourd’hui assez souvent on prend des cours, avec diverses méthodes (lire p. 9). Puis selon son degré d’aisance dans le mouvement, comme en cuisine on s’émancipe des recettes, on sort la danse des carcans, on explore le mouvement, avec généralement pour objectif de prendre plaisir et de s’amuser. La beauté du geste dans tout ça ? On y pense, sans doute. En tirant le fil de la danse qui relie, ce n’est pourtant pas forcément ce qui guidera nos pas.
Du geste de travail à la danse
Par le geste dansé, des danseurs, danseuses et chorégraphes parviennent à « toucher les âmes » et à redonner confiance, y compris à des personnes qui ne s’imaginaient plus pouvoir esquisser le moindre mouvement avec plaisir, notamment du fait de douleurs, de pathologies, d’exclusion. Le jeu prend alors une place prépondérante, en plus du regard artistique ou esthétique (lire p. 10). D’autres tentent de danser tout le temps, même en travaillant a priori dans un tout autre domaine que celui de la scène (lire p. 9).
Il semble que certaines parviennent même à faire danser les lieux. En suivant notre fil, on a croisé les travaux de la chorégraphe Julie Desprairies, issue du théâtre et des arts plastiques. Avec sa compagnie, elle s’imprègne d’un lieu et y fait tout danser, à commencer par les gens qui y habitent, y étudient, y travaillent. Pour exemple, des forestiers des Ardennes, qui « a priori avaient plutôt choisi ce métier pour être tranquilles dans la forêt », raconte-t-elle. Dans cette région, comme dans d’autres lieux explorés, elle a monté un spectacle : une itinérance forestière intitulée La Chevêche. Dans un film de Vladimir Léon qui en retrace la mise en oeuvre (3), apparaît nettement le décalage initial entre cette curieuse chorégraphe et les habitants du lieu, dubitatifs. Ces forestiers, éleveurs·euses, naturalistes, marionnettistes, écoliers et collégiennes, chasseurs… se sont pourtant prêté au jeu. Au terme d’un an de rencontres, d’ateliers, ils ont fini acteurs et actrices d’une déambulation dansée, où ils ont présenté leurs mouvements du quotidien. « Cela fait basculer le geste au travail, qui avait une utilité, une fonction, dans une danse abstraite. Et ça apporte à la danse un caractère ancré dans le réel. C’est une expérience marquante. Ça ouvre des portes sur nos capacités insoupçonnées. L’un des forestiers m’a confié que cela avait bouleversé des choses pour lui. »
Présence et attention
La danse nous aide alors à faire valser le quotidien, ou tout simplement à valser avec lui. Pourquoi ne pas nous laisser imprégner par les éléments ou par notre environnement, aussi imprévisible soit-il, pour guider nos mouvements ? Se laisser couler comme de la lave ou fondre comme de la glace, expérimenter le poids contre-poids à la façon de la tectonique des plaques, se laisser bercer par l’onde sonore du vent dans les arbres ou encore la stabilité d’une table… S’inspirer de climatologie, de géologie, de sociologie, et de nos relations, toutes nos relations y compris celles que nous avons avec la roche, la glace, les éléments, le végétal… Au sein de la Compagnie Strates, Aline Fayard et Sandra Wieser explorent quelques pistes en ce sens : « Expliciter les questions de fonte, de fragilité, d’instabilité des milieux de montagne. Tout cela fait travailler au corps d’autres rythmes, d’autres types de mouvements. » Parmi les buts recherchés : « Transformer nos attentions, idéalement de manière durable. » Elles ont parfois invité le public à des « marches chorégraphiques ». Vous suivez un topo – le « topo-brouille » -, qui vous indique divers protocoles selon les espaces, pour « se mettre dans un état de présence et d’attention à ce qui nous entoure ».
Finalement, d’un trémoussage solo en discothèque à une valse à cinq temps sur parquet, en passant par une chorégraphie collective pour affirmer ses revendications, c’est peut-être avant tout cela, la danse : une connexion, avec soi, les autres, l’environnement, une lutte commune… Alors, dansons maintenant !*
Lucie Aubin
* C’est même l’invitation qu’on vous fait pour soutenir le journal.
1- Rien à voir avec le polyamour ! Dans une danse de couple ouvert, le couple n’est pas « fermé sur lui-même », par opposition au couple formé dans une valse par exemple.
2- La danse traditionnelle en France, d’une ancienne civilisation paysanne à un loisir revivaliste, Yves Guilcher, éd. ADP-FANDT, 1998.
3- Jour après jour, La Chevêche, de Vladimir Léon, SaNoSi prod., 2023, 52’.
Sur le travail mené par Julie Despariries dans une ferme du Vercors et dont est tirée la photo ci-dessus, voir aussi du même réalisateur : Tes jambes nues, SaNoSi prod., 2022.
Légende photo : Avec des habitant·es et des danseurs·euses, Julie Desprairies fait danser les lieux qu’elle rencontre, ici une ferme du Vercors, où sont développées des techniques d’auto-suffisance énergétique et alimentaire (3) © Julie Desprairies, Tes jambes Nues, film de Vladimir Léon.