Issue de la nouvelle génération de bédéistes, Éléonore Scardoni, jeune artiste bourlingueuse de 29 ans, revendique une vision de la bande dessinée collective, nomade, contemplative, qui tortille le récit, imagine de nouveaux espaces et s’occupe des affaires de son temps.
Et si la bédé devenait un programme poétique ?
L’Âge de faire : C’est une bonne situation ça, artiste ?
Éléonore Scardoni : On fait tout du début à la fin : la création, le storyboard, la colorisation, mais aussi la mise en page, la distribution dans les libraires et la création d’événements de lancement pour faire connaître nos créations… On a choisi de tout faire nous-mêmes. On a monté une asso, un collectif, un atelier, une maison d’édition, en se disant qu’on n’allait pas attendre un éditeur pour créer…
Je revendique la dimension collective. Avec les camarades bruxellois, on a enchaîné les projets. Parce que forcément, ensemble on va plus loin. On s’épaule pour avoir les idées, le temps et l’énergie de tout concrétiser. À plusieurs, tu peux te répartir les tâches. On n’arrive pas toujours à en vivre, parfois on peut se payer, mais j’alterne avec des commandes, j’anime des ateliers, je suis prof en remplacement, je demande des sous aux collectivités, j’ai aussi un peu de chômage… Je cumule plein de casquettes pour remplir mon porte-monnaie. Ce serait chouette d’avoir une meilleure rémunération. On voit bien que les droits d’auteur, ça ne suffit pas. Il faudrait que l’on puisse être payés aussi pour notre temps de création. Notre fer de lance, c’est de rester accessibles financièrement en proposant un bel objet qui puisse être acheté par tout le monde.
L’Âdf : Tintin, Gaston, les Schtroumpfs… Moi, j’adore ça. Que penses-tu de la bédé à papa ?
ÉS : Bien sûr, j’en ai lu lorsque j’étais enfant, avec mes parents. Je connais la ligne claire et tout ça. C’est aussi ce qui m’a emmenée vers le plaisir de la lecture. Mais je ne m’inscris dans ce style. J’ai fait une école de recherche graphique* à Ixelles où j’ai pu travailler sur le récit… Plus qu’une simple histoire avec des gags et un teasing permanent pour tenir le lecteur en haleine à chaque page, je voulais trouver de nouvelles manières de raconter les choses. Dans cette école, tu es très libre, sans contraintes scolaires. La pratique est expérimentale. On n’apprend pas seulement à dessiner, car on a pas mal de matière théorique. J’ai aussi eu des cours de psychanalyse, d’histoire de l’art, de littérature. Bien sûr, il y a toujours des cases, des bulles, du texte, de l’image… Mais on n’a pas le même rythme, le même prisme, on est moins centré sur l’humain. C’est plus doux. Plus mystique aussi : j’ai envie de parler de la spiritualité de la nature, de montrer la puissance qui émane d’un arbre par exemple, de ce qu’il dégage. Quelque chose qui irait au-delà de ce qui peut s’expliquer. Et s’il faut s’arrêter sur une fougère pendant 3 pages, on va le faire !
L’Âdf : De quoi parlent tes créations ?
ÉS : Dans mon ouvrage La Grande Utö, mon personnage principal est une île. J’ai essayé de réfléchir à comment la faire parler, sans forcément lui donner une voix humaine. C’est poétique. Je dirais même que c’est géopoétique, car l’idée est d’explorer le territoire autrement. De proposer une rando, une balade dans l’espace.
Bien sûr que je questionne le monde dans lequel on vit. Je me sens engagée, complètement. J’ai envie de proposer des choses qui mènent à la réflexion : parler du changement climatique, de l’écologie, de critiquer l’idée de vouloir à tout prix rejoindre l’espace comme le veut Elon Musk…
Souvent, mes récits cohabitent entre la dystopie, l’utopie et le réel… J’imagine des mondes dans le futur. On a créé une micro-nation en Antarctique qui interroge nos besoins énergétiques, nos manières de nous nourrir. Je me suis aussi intéressée à l’avifaune urbaine et à cette cohabitation. Mentalement, l’humain a besoin d’un oiseau qui fait cui-cui sous sa fenêtre. Par contre, quand il chie sur sa voiture, c’est une autre histoire… Je me suis rapprochée d’assos d’ornithologie et de protection de l’environnement. Je questionne la place de l’humain sur notre planète : le besoin de vouloir à tout prix tout connaître, tout gérer, maîtriser l’environnement… Parce que d’accord, il y a l’effondrement qui vient mais ensuite qu’est-ce que l’on fait ?
L’Âdf : C’est quoi la bande dessinée pour toi ?
ÉS : La bédé connecte le commun des mortels avec l’art. Ce n’est pas une discipline de l’élite, qui parle à un microcosme artistique et friqué. La bédé n’ira pas dans les grandes galeries à New York. C’est de l’art qui se prête, qui s’emprunte, qui s’échange, que tu peux lire dans le métro, que tu trouves sur une étagère ou chez ton libraire. C’est quand même l’une des rares œuvres d’art que tu peux mettre dans ton sac à dos et qui va accompagner toutes tes randos de l’été ! C’est une œuvre qui bouge.
Dès que tu sais lire, on ne te met plus que de gros livres plein de lignes dans les mains. Je ne sais pas trop ce que l’on est en train de faire : on parle maintenant de roman graphique, de récit dessiné… Car nos œuvres parlent à tout le monde et aussi aux adultes. On voyage dans les images. On voyage tout court aussi. Je suis allée à Paris, j’ai fait un Erasmus en Finlande, où j’ai d’ailleurs découvert l’île d’Utö, en mer Baltique. Ça permet de changer d’air, de jeter un regard sur ce que l’on est en train de faire. Avec Romane Armand, avec qui je travaille quotidiennement, on est en ce moment en résidence en Norvège, et on en profite pour emmener nos deux personnages avec nous. J’aime mêler mes voyages personnels et mes récits. Je fais vivre mes histoires dans des endroits reculés, montagneux, où l’on peut vivre en autarcie, coupé du monde, c’est à la fois effrayant et super excitant ! Même si je compte bien me poser à Bruxelles l’année prochaine…
Propos recueillis par Clément Villaume
* « L’erg est le lieu des pratiques artistiques, plastiques, graphiques qui entrent dans les zones à risque théoriques et formelles. Un lieu et des pédagogies à définir et redéfinir collectivement. C’est un lieu où l’on peut apprendre de ce qui ne marche pas. Un lieu de recherche donc », peut-on lire sur leur site internet :
Retrouvez l’univers d’Éléonore sur son site : eleonorescardoni.easyclapweb.com