Du béton, des tracteurs et des tonnes de lisier dans nos champs. Grâce aux promesses de rentabilité faites aux agriculteurs des quatre coins de la France, la méthanisation est en train de dévoyer une profession, qui n’a pas d’autres choix que de se diriger vers un modèle de plus en plus industriel.
« L’agriculture, elle est morte aujourd’hui. » Celui qui dit ça n’est pas n’importe qui. Mickaël Didier travaille à Saint-Vallier, un petit village des Vosges. Avec son fils Maximilien, ils sont… agriculteurs. En 2019, ils ont installé sur leur exploitation une unité de méthanisation, à côté de leur élevage de vaches laitières. « Avant, on ne valorisait pas ces déchets, alors autant essayer de produire de l’énergie avec », explique Maximilien, 26 ans.
Des silos bétonnés, des cuves de béton. Sur plusieurs dizaines de mètres, deux gros « digesteurs » de 22 mètres de diamètre s’étalent à l’intérieur d’un terrain entouré de clôtures et de portails. « On songe aussi à mettre des caméras partout pour sécuriser l’endroit. » À l’intérieur, de la matière organique se dégrade sans oxygène pour produire du dioxyde de carbone (CO2) et du méthane (CH4). Coût de l’installation : 1,3 million d’euros.
Un méthaniseur tous les 14 kilomètres ?
Tout commence dans la fosse à digestat. À l’intérieur, Maximilien Didier dépose 30 tonnes de matières par jour. Soit 85 % de fumier et de lisier. Mais aussi des peaux d’amandes, des déchets d’amidonnerie et… de l’ensilage. « Normalement, le maïs et l’herbe devraient servir à nourrir les animaux et les gens », lance Sébastien Almagro, membre du collectif scientifique national Méthanisation raisonnée. À Bourgogne-Fresne dans la Marne, le citoyen est aussi opposé à l’usine Méthabaz, située à 530 mètres de sa fenêtre.
Selon lui, la méthanisation est une impasse en France, car elle pose un problème d’accaparement des terres. Pour faire tourner une unité de méthanisation, il faut beaucoup de matières, donc beaucoup d’animaux et d’aliments. Mais les surfaces cultivables commencent déjà à manquer. La méthanisation nécessite de bétonner une bonne partie de l’exploitation à cause des risques de fuites, mais également d’acheter toujours plus de foncier et de matériel agricole sophistiqué.
Pourtant, l’État français a mis le paquet sur cette technologie industrielle. Objectif : que la part de la méthanisation atteigne 7 % de la production nationale de gaz en 2028. « Environ 1 000 méthaniseurs sont déjà construits ou en cours dans le pays. Pour parvenir à cet objectif, il en faudrait 2 500, soit un tous les 14 kilomètres. »
Tout cela est financé par le contribuable. Pour les gros méthaniseurs, entre 30 et 45 % de subventions sont versées aux industriels, qui proviennent des conseils régionaux ou de l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie). « Ce sont des chaînes de subventions qui se nourrissent d’elles-mêmes. Certains agriculteurs mettent du maïs ensilage dans les méthas, car cela produit quatre fois plus de biogaz que de la bouse d’animaux. Et ensuite, on leur donne des subventions pour qu’ils puissent se fournir en nourriture et en paille. C’est hallucinant. »
« C’est sûr que l’élevage, c’est plus de contraintes. Avec la métha, si j’ai envie de me lever à 10 heures du matin, c’est possible. Mais je continuerai toujours les vaches laitières, car j’en ai besoin pour mon unité », précise Maximilien Didier, qui alerte sur la différence entre méthanisation agricole et méthanisation industrielle. Assis devant son ordinateur, depuis lequel il gère, entre autres, le système de refroidissement des deux cuves, l’agriculteur est satisfait. Entre un prix du lait qui bouge tous les mois et la méthanisation, il n’y a pas photo. Pendant 15 ans, EDF lui a promis de lui acheter le kW/h au prix fixe de 0,21 €.
Les industriels se frottent les mains
Dans les Vosges, plus aucune unité de méthanisation n’est en construction. Actuellement, le kilowatt/heure de biogaz est payé cinq fois plus cher que le gaz naturel. Mais les unités de méthanisation consomment également beaucoup d’électricité. Environ 15 000 euros par an à seulement 9 centimes du kW/h pour l’unité de méthanisation de la famille Didier. Et pourtant, rien ne garantit le maintien de ce prix dérisoire à long terme. Le collectif national Vigilance méthanisation alerte d’ailleurs sur un risque de bulle spéculative, qui pourrait éclater dès que les subventions vont baisser.
Il est vrai que les industriels du secteur agricole sont à la pointe. Près de Reims, le centre de test pionnier pour la méthanisation Terrasolis a ouvert ses portes à Bétheny. Entre deux partenaires publics, on retrouve quelques noms bien connus : le Crédit agricole, Groupama, le géant sucrier Cristal Union ou encore la multinationale Bayer.
« De nombreux groupes industriels, souvent en Allemagne et parfois en France, n’hésitent pas à cultiver d’immenses surfaces de maïs dans le seul but d’alimenter les digesteurs de biogaz. En faisant cela, le coût des denrées alimentaires augmente : elles sont produites plus loin, voire très loin. Cela implique des pollutions engendrées par le transport de ces denrées, sans parler des déforestations induites par leur production », écrit Jean-Philippe Valla dans un livre sur la question.
Mais une fois les investissements engagés, l’unité doit tourner pour être rentable. Or, personne n’a vraiment le recul nécessaire sur l’espérance de vie d’une unité de méthanisation. « Elle est très courte. Entre 15 et 20 ans, car les intrants sont très corrosifs pour le béton du méthaniseur », estime Sébastien Almagro.
Mystère sur le digestat
Après être passé dans le post-digesteur surmonté d’un dôme en bâche plastique, le biogaz chargé de méthane est transformé en électricité grâce à un générateur qui émet un perpétuel vrombissement. Il reste alors une quantité de déchets liquides et solides appelés « digestats », qui sont ensuite épandus dans les champs et les prairies. « On met des déchets à l’intérieur. Et par un coup de baguette magique, le digestat n’est plus considéré comme un déchet une fois passé dans le méthaniseur. C’est devenu un fertilisant. » Les cultures poussent mieux en déversant ce digestat, selon Maximilien Didier. Et cela lui permet de réduire l’épandage de produits phytosanitaires dans le sol.
Pourtant, le digestat est trop riche en azote ammoniacal, qui empêche le retour du carbone dans le sol. Mais aussi en oxyde d’azote, un gaz très polluant. Épandus dans le sol, ce déchet est accusé de polluer les nappes phréatiques. En août dernier, le préfet du Finistère a pris un arrêté de restriction d’usage de l’eau pour 50 communes, en raison d’une pollution à l’ammoniaque liée à la méthanisation. Compte tenu de la grande quantité de digestat, certains agriculteurs commencent même à épandre à plus de 100 kilomètres de chez eux. Pour l’écologie, on repassera. « Et puis, c’est tout simplement dangereux. Si la bâche qui recouvre le digesteur s’ouvre devant vous, vous êtes foutus. »
Pour nous faire avaler la pilule, l’État et les boîtes privées ont brandi l’argument écologique. « Si on produit du méthane, c’est pour économiser du CO2 normalement. Mais avec les petites fuites des méthaniseurs, on annule tous les bénéfices environnementaux. Fabriquer du biogaz nécessite de brûler beaucoup de CO2 avec les camions, les tracteurs, etc. » Une molécule de méthane pollue autant que 72 molécules de CO2. Aujourd’hui, nous avons le taux de méthane dans l’atmosphère le plus important depuis le début de l’humanité.
Paysan is dead
Pour produire encore plus de déchets, d’autres agriculteurs en col blanc se lancent dans des cultures intermédiaires à vocation énergétique. Comme la silphie, une plante semée entre deux autres cultures et destinée uniquement à alimenter les marmites des méthaniseurs. Mais il y a un hic. La terre n’a plus le temps de se reposer et les sols sont de plus en plus épuisés.
L’avenir de l’agriculture sent le méthane. Certaines cultures risquent de ne plus être rentables. La méthanisation encourage à sa façon les monocultures comme celle du maïs, qui produit beaucoup de biogaz, mais épuise aussi allègrement les ressources en eau. De même pour le prix des matières premières, qui risque de flamber, tout comme celui du lait, de la viande, de la farine, moins rentable que le kW/h de biogaz. Sébastien Almagro est d’ailleurs inquiet pour l’avenir du métier. « C’est assez terrible. La méthanisation prend le temps, l’argent, la nourriture et le travail du paysan. »
Clément Villaume