Le village de La Brigue, dans la vallée de la Roya, vivait autrefois grâce à ses terrasses qui retenaient la terre des collines et permettaient de la cultiver. Depuis la tempête Alex, en 2020, reconstruire les murets de pierre sèche est une façon de resserrer les liens entre les habitants.
Le vieux bourg de La Brigue est lové sur la rive gauche de la Lévenza, un affluent de la Roya, dans les Alpes-Maritimes. C’est un village de montagne imprégné de l’Italie toute proche (1) : maisons étroites, serrées les unes contre les autres, aux intérieurs souvent sombres, mais aux lumineuses façades jaunes, rouges, ocres, parfois ornées de moulures et de trompe-l’œil. Quelques villas plus récentes, construites sur la rive droite, ont leur propre passerelle qui enjambe le torrent. L’association Ciappea (pierres plates) a, elle aussi, une passerelle. Les planches de bois, reliées par des câbles d’acier, se balancent sous le poids des piétons, protégés de tout risque de chute sur les côtés par du grillage.
Le matin du samedi 19 octobre, ils sont nombreux à traverser pour cheminer sur la colline exposée au soleil, et serpenter le long des murs de pierre sèche. Il y a un siècle, la scène aurait semblé naturelle. Ça ne fait pourtant que cinq ans que La Brigue retrouve, caillou après caillou, une partie de ses restanques, ces terrasses qui retenaient la terre et rendaient possible l’agriculture – ici, de la vigne et des amandiers, principalement. Aujourd’hui, c’est la fête annuelle de la Ciappea : dégustation de vin dans les restanques, concert à l’entrée de la passerelle, tombola… Une vieille photo en noir et blanc montre la colline entièrement couverte de restanques. « À l’époque, il y avait 4 000 habitants (2) et pas beaucoup de terres à cultiver, explique un bénévole, Franck, qui se décrit comme « le fou norvégien » – il vit en France depuis 19 ans. Ils construisaient des centaines de kilomètres de restanques, parce qu’ils en avaient besoin. Puis, les gens sont allés travailler ailleurs, ils ont acheté du vin moins cher dans les magasins… Depuis 70 ans, tout a été recouvert par la forêt. Quand on a commencé, il n’y avait plus rien ! » Le village ne compte plus, aujourd’hui, qu’environ 700 habitants.
« Des vieilles personnes refaisaient les murets »
Parmi eux, Robert Alberti, fils de l’ancien facteur, et président de l’Association du patrimoine et des traditions brigasques. Lui aussi se dit « fou » – ça doit faire partie des traditions brigasques ! « Je suis un prof de français qui a mal tourné, et un apiculteur bizarre », poursuit-il. Son père, apiculteur amateur et passionné, l’a fait « tomber tout petit dans le seau de miel ». Aujourd’hui retraité, Robert élève ses abeilles dans des ruchers fortifiés, en s’inspirant des anciennes pratiques des bergers. Il se souvient que dans son enfance, « il y avait toujours des vieilles personnes qui travaillaient dans les vignes et refaisaient les murets des restanques », en profitant de la période creuse de l’hiver. « L’automne était aussi très animé, il y avait les vendanges et dans toutes les rues, les gens allaient aux fontaines avec les tonneaux pour les faire gonfler. » Cette idée de restaurer les restanques de La Brigue, Robert l’avait en tête depuis une vingtaine d’années. Mais contrairement à la fête médiévale, à la maison du patrimoine ou à la sauvegarde de l’ancien château, le projet avait été retoqué par les programmes de subventions européennes, et presque oublié. Il a fallu l’élan collectif qui a suivi la tempête Alex, en octobre 2020, pour le concrétiser.


Franck (en haut) : « Avant, il y avait nous les vieux, et eux les jeunes. Maintenant, on travaille ensemble ! » ©LA CIAPPEA
Franck se souvient de ces journées sans électricité, ni téléphone, ni radio, ni internet. Les violents orages avaient provoqué l’affaissement d’un parking, et les voitures emportées avaient bouché l’écoulement du rio seco – un ruisseau qui reste à sec la plupart du temps, et canalise l’eau en cas de grosse pluie. Des coulées de boue avaient alors envahi les routes et le bas du bourg. Ici comme ailleurs, la population a dû travailler pour remettre les choses en état. « Tout le monde s’est retroussé les manches, raconte Robert. Les jeunes et les moins jeunes comme moi, on a été amenés à se fréquenter. Alors, après, ils sont venus me voir en disant : “Ce serait bien qu’on fasse quelque chose ensemble.” C’est comme ça que la Ciappea est née, pour ne pas rester à ressasser toujours les mêmes choses… » Géraldine, une bénévole, décrit l’association comme « un tissage de générations. Ici, c’est comme tous les villages, il peut y avoir des histoires entre les gens. Ce projet nous relie : on est tous attentifs au territoire. Ce que la tempête a mis en exergue, ce sont toutes les semences internes qu’on a en nous. »
Au départ, seules deux ou trois personnes avaient le savoir-faire nécessaire à la construction des restanques en pierre sèche. Petit à petit, d’autres s’y sont mises. Les murs écroulés sont démontés pour en construire de nouveaux, sans apporter de matériau extérieur. « Moi, je suis manœuvre à vie, sans aucune perspective de promotion sociale, rigole Robert. Mais un manœuvre hautement qualifié : je trie les pierres, et je les amène à ceux qui me les demandent ! » Au quotidien, « on peut être 2, ou 8, ou 10, poursuit-il. La semaine, on réchauffe nos vieux os de novembre à mars. Le week-end, il y a plus de jeunes. » Quelques fois par an, des bénévoles de l’association « Les week-ends solidaires », née à la suite de la tempête, viennent prêter main forte avec leurs outils. Les volontaires du village leur préparent un repas et travaillent avec eux. « Faire ces boulots-là… c’est jouissif, se réjouit Robert. On exhume la trace qui avait été faite, et puis il y a la connaissance de l’autre, le fait de s’entraider… On fait quelque chose de financièrement nul, mais d’utile par rapport à l’érosion et aux traditions des gens qui ont trimé avant nous. »

Les murs écroulés sont démontés pour en construire de nouveaux. ©LA CIAPPEA
Une trentaine de propriétaires
Les restanques sont situées sur les parcelles d’une trentaine de propriétaires. Tous ont signé une convention pour mettre gratuitement leur terre à disposition de l’association, qui est libre d’attribuer chaque restanque à qui voudra la cultiver. Onze d’entre elles ont déjà été confiées à des bénévoles qui y plantent vigne, lavande, iris, câpriers, oliviers, amandiers… « La partie supérieure est gérée par le conservatoire des cépages du Sud-Est, supervisé par la Chambre d’agriculture du Var », précise Robert. Une installation a été mise en place pour récupérer l’eau du lavoir du village qui se déversait. Elle est désormais montée jusqu’aux restanques grâce à une pompe, et distribuée aux parcelles sous forme de goutte à goutte. Cela permet d’envisager, aussi, des cultures commerciales : « Si quelqu’un veut par exemple faire des plantes aromatiques, on veut lui en donner la possibilité. »
Lisa Giachino
1- La Brigue faisait partie de la province italienne de Coni (Italie). Elle a été attachée à la France en septembre 1947, à la suite du traité de Paris.
2 – 4 047 habitants en 1848, 1 415 en 1946, 493 en 1975, et 741 en 2022. (Source : Wikipedia)









