Entre la France et l’Italie, « Passamontagna », une marche pas comme les autres, a été organisée. Durant trois jours, plus de deux cents personnes ont décidé d’enfiler les godillots et de crapahuter dans la montagne jusqu’à Briançon pour refuser les frontières et le fascisme. Reportage.
A Melezet, petit village italien situé au pied du col de l’Échelle, tout le monde se prépare à passer la nuit. Dans les prés, les tentes poussent comme des champignons. Il fait beau et des rires éclatent sans discontinuer. Alors que des policiers en civil surveillent l’attroupement à distance, les militants discutent, boivent un verre. Ils ont fait ce pari fou de lutter dans la convivialité.
Plusieurs débats sont organisés pour informer les participants sur la réalité de la situation. Depuis plusieurs années, des milliers de personnes empruntent la voie des Alpes pour tenter de gagner la France. Le problème, c’est que notre pays ne veut pas d’eux. Pour les personnes en situation irrégulière, franchir la frontière est un délit. Et ce n’est pas près de s’arrêter avec la nouvelle loi asile-immigration mitonnée par notre ministre Gérard Collomb.
En mai dernier, trois personnes sont mortes. Après Blessing, retrouvée noyée dans la Durance et Mamadou, mort au col de Montgenèvre, une troisième personne non identifiée a été retrouvée.
La faute à qui ? La faute à quoi ?
Pas au froid ou à la neige. Mais plutôt à la chasse à l’homme qui sévit en altitude. Avec leurs mitraillettes, leurs lunettes de vision nocturne, leurs motoneiges, les policiers traquent sans relâche les migrants. « Les chasseurs alpins s’entraînent avec des armes dans la montagne, ils jouent littéralement à la guerre », explique au micro une militante
Les sans-papiers sont alors obligés de se cacher et de courir dans des endroits dangereux. Lucien (1), un habitant de la commune voisine de Névache, vit au quotidien l’arrivée des migrants.
Avec des gens de son village, il accueille les réfugiés, les nourrit, les loge.
« Leur première préoccupation est de dormir, car ils sont épuisés des longues heures de marche qu’ils effectuent dans le froid. Pour nous, les migrants ne sont pas un problème, mais une question ».
Entre solidarité et repli sur soi, la population de la vallée de la Clarée est partagée. Le premier soir, le collectif Confrontière a présenté un exposé théâtralisé sur le thème : « Guerre aux frontières, une bataille coloniale ».
L’un des animateurs met l’accent sur les barrières qui séparent les pays dans la monde :
« En tout, il y a soixante-cinq murs autour du globe. Mis bout à bout, ces séparations de pierres et de barbelés rasoirs mesurent 40 000 km de long, soit l’équivalent de la circonférence de la Terre ».
La frontière n’est pas seulement une ligne imaginaire, tracée sur les cartes du monde entier. C’est aussi et surtout un dispositif militaire, contrôlé par les États. En Europe, c’est l’agence Frontex qui s’occupe de cadenasser l’espace Schengen. « En y réfléchissant bien, on se rend compte que tous les conflits sont dus aux frontières, qui gèrent et contrôlent les populations » confie Noé (1), un jeune militant venu de Grenoble.
Mais où allons-nous mettre tous ces morts et toutes ces guerres le jour où nous détruirons les frontières ?
Provocation policière
Après une nuit venteuse et froide, le cortège « Passamontagna » prend enfin la route du col de l’Échelle. Dès les premiers pas, un hélicoptère de la police aux frontières virevolte au-dessus de nos têtes. Les militaires prennent des photos, ils ne perdent pas une miette des visages des militants et surtout des personnes qui pourraient se trouver en situation irrégulière.
Tout le monde se cache le visage pour éviter d’être dans les petits dossiers de la police. La foule commence à chantonner des slogans comme « À bas l’État, les flics et les frontières ! » ou «Tout le monde déteste la police ».
Durant la montée, Lucien raconte que : « deux personnes se sont fait courser entre les deux tunnels du col de l’Échelle.
Elles ont fait une chute de 40 mètres. Un migrant est toujours en neurochirurgie à l’heure qu’il est ».
La frontière passée, nous redescendons versant français, en direction de Plampinet. C’est là-bas que nous devons camper pour la seconde nuit. Alors que les mollets commencent à chauffer et que tout le monde baisse la garde, une camionnette de gendarmes débarque en douce et tente d’attraper une personne de couleur noire, qui s’était éloignée du défilé.
La réaction ne se fait pas attendre. Des dizaines de militants courent à fond de train pour éviter l’interpellation. Les forces de l’ordre sont prises en flagrant délit de provocation.
« Siamo tutti antifascisti ! »
Au fil de la route, certains redoutent une action des « fafs », c’est-à-dire des néofascistes qui patrouillent régulièrement dans la région du Briançonnais.
Les 21 et 22 avril dernier, les militants de Génération identitaire ont décidé d’investir le col de l’Échelle enneigé et d’installer un « filet anti-migrants ».
Un joli coup de com relayé par tous les médias nationaux. Gérard Collomb a balayé le problème en déclarant :
« Tomber dans le panneau de ces gesticulations, c’est faire une publicité à une force qui n’en est pas une ».
Et pourtant, les militants d’extrême-droite ont fait de cet endroit un lieu symbolique de leur combat contre l’immigration. Ils se placent en « libérateurs » d’une vallée envahie par les gauchistes et les migrants. Plusieurs heures de marche plus loin, nous descendons vers Briançon par les chemins de traverse. Un gendarme nous canarde avec son appareil photo depuis la route de Montgenèvre.
En contrebas, les manifestants le saluent. Gentiment, le motard nous répond par un petit coucou de la main. Tout le monde adore la police.
Cependant, quelques membres du cortège viennent de se faire interpeller et elles seront relâchées quelques heures plus tard. Beaucoup ont en tête les trois personnes accusées en avril d’aide à l’immigration clandestine en bande organisée.
« On doit rester groupés pour éviter que certains d’entre nous se fassent attraper par la police. Personne ne doit se faire arrêter ! Y’a pas moyen ! », tempête un grand barbu.
Aux cris de « Siamo tutti antifascisti », nous arrivons à rejoindre sans encombre Le Refuge, premier lieu d’accueil à Briançon. Des hommes, des femmes se serrent dans les bras. Nous assistons à des retrouvailles émouvantes. Les marcheurs tapent dans leurs mains pour fêter trois jours de marche et de bonne humeur. Le Refuge solidaire, situé à côté de la MJC, est l’ancienne maison des CRS.
Il offre pour quelques jours du repos, de la nourriture, des soins et une écoute aux migrants. Et Malgré les coups de soleil et les ampoules aux pieds, chacun sourit de ce qu’il vient d’accomplir : un nouveau délit de solidarité.
Clément Villaume
1 – Les prénoms ont été modifiés.
Sommaire du numéro 132 – Eté 2018 :
- EDITO : Grande campagne d’abonnements
- Théâtre au collège : « On rit à leurs blagues, on rêve avec eux »
- Morbihan : Le poète ferrailleur
- Islande : Paradoxes du renouvelable
- Syrie : Le féminisme du ROJAVA
- Spectacle : Il chante, elle signe
- Reportage : La Poste a algorithmé mon facteur
- Le guide de la construction en terre crue
- Actu : Répression à Bure
- Grrr ondes : Habiter un micro-ondes
- Alpes : Une marche contre les frontières
- Longwy : Histoire d’une « République populaire » de sidérurgistes
- Fiches pratiques : Tester une terre pour construire / Le frigo du désert