À Vittel, Nestlé Waters a mis la main sur les nappes phréatiques vosgiennes, avec la complicité de l’État et des élus locaux. Sécheresses à répétition, corruption…
Les citoyens s’inquiètent de la privatisation de l’or bleu au profit de la multinationale suisse.
« Ici, tout a tourné autour de l’eau. Et tout mourra autour de l’eau. » Planté devant l’usine d’embouteillage de Nestlé Waters à Vittel, Bernard Schmitt guette le flot incessant des poids lourds remplis de bouteilles en plastique. Ce militant du collectif Eau 88 lutte contre la mainmise de la multinationale suisse sur les nappes phréatiques de son territoire. « Il y a des dizaines d’années, on avait l’impression que l’eau était infinie. Les canalisations pétaient, on laissait couler. Tout le monde travaillait aux usines d’embouteillage. »
Vittel, Contrex, Hépar… Notre « partenaire minceur » ou notre « source naturelle de vitalité » censés faire la joie de notre transit viennent toutes des Vosges. Sous nos pieds, Nestlé Waters pompe tous les ans 2,5 milliards de litres d’eau dans trois nappes phréatiques, dont celle des grès du Trias inférieur (GTI). Un forage de 250 à 300 mètres de profondeur qui alimente aussi les robinets des habitants et une fromagerie de transformation de munster. « Mais aujourd’hui, la nappe est surexploitée. Les prélèvements de Nestlé ne lui permettent pas de se régénérer. Chaque année, elle se vide d’un milliard de litres », lance le Vittellois.
Pour éviter cela, l’État a mis en place en 1920 une surtaxe sur les eaux minérales (ou droit de col) destinée à financer les collectivités sur lesquelles sont situées les sources d’eau. Mais Nestlé sait retomber sur ses pattes. Sous couvert du secret industriel, la multinationale garde précieusement les données exactes de ses prélèvements. Et exporte toutes ses bouteilles en Allemagne pour être exonérée de cette surtaxe.
(P)eau de vin
Et il faut dire que les élus vosgiens savent diluer leur vin avec de l’eau Vittel. Pour que la nappe profonde des grès du Trias inférieur repasse à l’équilibre en 2027, tout le monde s’est mis autour de la table pour établir un Schéma d’aménagement et de gestion de l’eau (Sage).
Conseillère départementale et adjointe à la mairie de Vittel, Claudie Pruvost a été la deuxième présidente de la Commission locale de l’eau, chargée de cette concertation entre les élus, l’État et les usagers. L’élue de droite a confié le portage du Sage à la Vigie de l’eau, une association loi 1901. Derrière cette structure se cachaient en réalité des cadres de Nestlé Waters. La Vigie de l’eau a été co-fondée par… un ancien directeur des usines Nestlé et Bernard Pruvost, un cadre du laboratoire de Nestlé, qui est aussi le mari de… Claudie Pruvost. Cette dernière est suspectée par la justice de prise illégale d’intérêts dans cette affaire.
Mais il semble que Nestlé a aussi quelques billes du côté des tribunaux. La vice-présidente du Tribunal de grande instance d’Épinal en charge de l’instruction était également… l’épouse d’Hervé Lévis, ancien directeur des usines Vittel-Contrex, parachuté à la hâte dans le Gard pour diriger les usines Perrier.
Démocratie zéro
Au bord de la route principale de Contrexéville, Bernard Schmitt s’arrête près d’un petit bâtiment clôturé. Nous voici en face d’un des neuf forages illégaux de Nestlé Waters, construit « sans autorisation de les exploiter au titre du code de l’environnement ». Depuis 2007, la multinationale aurait pompé illégalement plus de 10 milliards de litres d’eau. Avec la complicité de l’administration qui n’a réclamé aucun document durant cette période, mais qui a allègrement donné son accord pour la commercialisation de ces mêmes eaux minérales. Contactée à plusieurs reprises, la firme n’a pas « souhaité donner suite à ces demandes. »
« On fait partie du collège des usagers avec des cadres de Nestlé, autant dire que c’est compliqué de se faire entendre », argue Bernard Schmitt, membre de la Commission locale de l’eau, créée en 2010. Avant cette date, absolument rien n’était prévu pour entendre la parole des habitants. Et encore. Parmi ce collège de 46 personnes, composé d’industriels, d’élus et de personnel de l’État nommés par le préfet, quatre seulement représentent les citoyens.
Nestlé Waters verrouille tout. Encore aujourd’hui, personne ne connaît l’état actuel des nappes phréatiques, privatisées pépère par la multinationale suisse. C’est seulement en janvier 2020 que l’État met pour la première fois son nez dans les affaires de Nestlé. La Dreal (Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement) mandate une entreprise privée pour regarder l’état des nappes. Mais Nestlé refuse le prélèvement de certains piézomètres, qui permettent de mesurer le niveau de l’eau.
Si même l’État n’est plus chez lui…
Le début de la soif
Le collectif Eau 88 et d’autres opposants à la mainmise de Nestlé dénoncent le « silence assourdissant de l’État », qui ne fait rien pour lorgner sur le niveau des nappes profondes. « Et en même temps, on a autorisé l’embouteillage de 2 000 mètres cubes par jour à la multinationale. C’est pas si mal comme argent de poche. »
À Suriauville, en aval de trois forages Nestlé, un ruisseau est déjà à sec. Alors que nous ne sommes qu’au début avril. Et après trois sécheresses consécutives, personne ne sait si le robinet des habitants continuera de couler dans les années à venir. « L’eau va coûter de plus en plus cher », anticipe le militant.
En Amérique du Nord, la multinationale a déjà vendu son affaire à deux fonds d’investissement pour la modique somme de 4,3 milliards de dollars. Aujourd’hui, 900 salariés travaillent encore dans les usines d’embouteillage. « La direction des usines Nestlé Waters nous fait le coup du chantage à l’emploi. Ils ont demandé le déplafonnement à l’année de leur embouteillage, sinon ils menaçaient de virer 200 personnes. » Malgré ces exigences remplies, la firme a quand même lancé un plan de départ volontaire pour supprimer 120 postes d’ici 2022. Certains dirigeants de la multinationale auraient d’ailleurs confié n’avoir aucune perspective après 2030 dans les Vosges. Date de la définitive panne sèche ?
Clément Villaume