Depuis 2016, la compagnie GK Collective tourne en dérision l’individualisme avec une (fausse) start-up qui garantit la rencontre “sans risque”. Mais avec le Covid, la réalité a rattrapé la fiction! On expérimente le dispositif et on en parle avec Gabriella Cserhati, la directrice artistique.
L’Agence m’a envoyé un courriel contenant un numéro de téléphone à appeler à 19h01, ainsi que le texte que je réciterai à mon interlocuteur à ce moment-là. Vient l’heure. J’appelle, une voix féminine décroche et dit « Allo ? ». Je récite : « Bonjour, j’ai eu votre numéro par L’Agence de rencontre sans risque, on m’a dit que je pouvais vous appeler à ce moment précis. » Mon interlocutrice me répond en lisant, elle aussi, le texte que l’Agence lui a préalablement envoyé. La conversation s’engage, nous récitons nos textes à tour de rôle. Parfois, l’Agence a glissé des pointillés pour nous inviter à improviser, mais rien n’y oblige. On peut suivre le texte mot à mot et ainsi ne prendre absolument aucun risque. C’est complètement absurde, le texte à lire est amusant. La conversation dure un petit quart-d’heure. Et puis, conformément aux instructions, je lis – « Alors à 3, on raccroche ? ». Nous faisons le décompte ensemble, et raccrochons… Avant de recontacter Dominique – est-ce son vrai prénom ou le prénom qu’elle a lu ? – pour écrire l’article, je prends un temps pour réfléchir à tout ça. Je viens d’avoir une conversation avec quelqu’un, mais était-ce une rencontre ?
Caricature des codes
Cette curieuse expérience, je la dois au collectif d’artistes GK Collective, basé à Montreuil (93). Je viens de vivre le dispositif qu’ils ont mis en place, appelé « (F)ravi, (Fausse) rencontre avec un vrai inconnu », un des « produits » proposé par l’Agence de rencontre sans risque, la fausse start-up qu’ils ont créée. Le vrai site internet de la fausse Agence pousse jusqu’à la caricature les codes employés par les sites de rencontres. Se révèle alors, dans toute sa crudité, le cynisme ambiant de l’époque.
« L’individualisme nous incite à considérer l’Autre comme un danger, parce qu’il pourrait bousculer nos ego. Rencontrer quelqu’un implique au contraire le risque d’être touché par l’Autre, parfois de perdre le contrôle, d’être ému, d’être déçu. Alors on préfère considérer l’Autre comme un objet, sans aucun risque d’être touché affectivement »,
constate Gabriella Cserháti, la directrice artistique. Dénonciation, humour noir… mais le (F)ravi a aussi l’intention de « prendre soin » du spectateur et de créer du beau : la fausse rencontre peut devenir vraie, il suffit de ne pas raccrocher le téléphone ! Comme les autres dispositifs créés par le GK collective, le spectateur-participant a toute liberté pour faire du texte ce qu’il veut. Il n’y a pas de regard extérieur, de public, qui pourrait le contraindre par le jugement, il n’y a pas non plus d’acteur, d’artiste qui écoute, qui pourrait « utiliser » cette participation. Le texte est donné, un point c’est tout. Personne ne sait ce que les deux participants en font. C’est un support qui leur appartient totalement.
Tiens, d’ailleurs, « Dominique » me rappelle. La conversation s’engage, librement cette fois. On parle de cette drôle d’expérience, on commence à parler de nous. Pour éviter tout malentendu, je lui dis que je suis journaliste, et que j’écris un article sur le (F)ravi. Je la sens déçue. Je comprendrai, au fil de la conversation, que Dominique n’avait pas compris le second degré de « la rencontre sans risque »… Mais après tout, la rencontre reste possible.
Rattrapés par la réalité
La rencontre est possible, mais tout de même, les temps ont changé depuis la création du (F)ravi en 2016.
« Avant le Covid, on présentait le dispositif dans des lieux type jardins publics, ou gares : les participants avaient la possibilité de se rencontrer juste après. Il y avait aussi un stand de l’Agence, où des acteurs en costume de start-upeur remettaient les textes à lire : la mise en scène était telle que les gens se posaient spontanément la question du “est-ce que c’est vrai”. Il y avait une belle distance… Bref, avant, on posait une question : “Est-ce qu’on veut de cette société-là ?” Aujourd’hui, le dispositif peut être compris comme une forme de réponse… On a été totalement rattrapés par la réalité. »
Or, on l’aura compris, le GK collective veut questionner les participants sur ce repli individualiste, qu’il dénonce. Pas question pour lui de devenir une “solution” aux symptômes de ce repli :
« Nous voyons (atrocement subjectivement) : des curseurs d’aliénation en hausse, l’individualisme de repli en augmentation, la méfiance envers l’inconnu monter en puissance, l’angoisse existentielle en accroissement, la valeur « consommabilité » en progression. La valeur « transparence » glorifiée, l’acceptation de soi-même en tant que produit en hausse, la valeur « visibilité » en expansion. La valeur de la quête de sens en baisse. »
Toujours dans son Manifeste en Infrason, Gabriella Cserhati écrit :
« Nous encensons la valeur pudeur dans une société de transparence. Éloge de la pudeur et de l’opacité. Le droit au mystère et au secret. Le droit de se cacher. Ne pas faire reculer encore plus loin les frontières de l’intime. Reconstruire l’intime. Ce n’est pas parce que j’ai quelque chose à cacher que je refuse la transparence, mais parce qu’elle tue le sacré. La transparence est plate et binaire, la pudeur permet de tisser de la complexité, elle est multiple et individuelle. La pudeur est un endroit de la construction de soi, l’espace secret où la rencontre est encore possible avec soi-même. Être aliéné c’est ne plus retrouver le fil de soi-même. »
Pour ne pas être une « réponse », et ajouter du cynisme au cynisme, le collectif se demande s’il ne faudrait pas mieux abandonner le dispositif. Mais fermer la start-up ne serait-il pas révélateur d’une défaite ? Comment faire triompher la beauté et l’humour ? Clémence Rellier, fondatrice et actuelle PDG de l’Agence, dévoilera la nouvelle stratégie de la start-up lors du festival Chahuts, à Bordeaux, le 20 juin.
Fabien Ginisty