L’anarchie est un courant politique occulté des manuels d’Histoire. Loin de l’image des poseurs de bombe et du désordre total, c’est surtout le désir philosophique de créer des utopies concrètes. De lancer des expériences collectives pour chercher à être libre.
Et ainsi adopter une conception positive et émancipatrice de sa propre existence.
Avez-vous déjà eu envie de désobéir à vos parents, de planquer une punaise sur la chaise de votre patron ou de quitter un cours ennuyeux de mathématiques au collège pour aller cueillir des marguerites ? Vous considérez que vous n’avez pas besoin d’une autorité au-dessus de vous qui vous donne des ordres ? Alors, vous êtes sûrement anarchiste. Un être humain « capable de se comporter de manière raisonnable sans avoir à y être forcé », décrit David Graeber, anthropologue anarchiste qui a théorisé les « boulots de merde » (1).
Qu’on se le dise tout de go : l’anarchie ne prône aucunement l’absence de règles. Ce n’est ni le chaos, ni la violence. Justement tout l’inverse. Le mot vient de an- (privatif) et de archos (pouvoir, commandement, autorité). « Il est donc, littéralement, l’absence de pouvoir et d’autorité. Ce qui ne signifie ni confusion ni désordre, si l’on admet simplement qu’il y a d’autres ordres possibles que celui qu’impose une autorité. » (2)
Dans nos bouquins d’Histoire, on préfère pourtant occulter. Qui savait que l’on avait déjà séparé l’Église et l’État en 1871 lors de la Commune de Paris ? Que l’on avait établi un salaire minimum et abaissé la journée du temps de travail, bien des décennies avant quelques ministres de gauche ?
Qui sait que la guerre d’Espagne en 1936 est en réalité une révolution sociale qui concerne des millions d’habitants, où 75 % des usines, des fermes et des commerces sont autogérées, sans baisse de production, ni du rendement ? Qui connaît les expériences anarchistes en Ukraine, en Corée et ailleurs, où les travailleurs possèdaient leurs outils de travail et étaient leurs propres patrons ?
Rêve & évolution
Et aujourd’hui, les expériences d’autogestion collective ne manquent pas. Parmi les médias dominants, qui parle des Kurdes du Rojava, au nord de la Syrie, où l’on expérimente la démocratie directe, l’émancipation des femmes, l’écologie, et l’inclusion de toutes les composantes ethniques et religieuses de la société ? Où avez-vu un reportage sur les zapatistes au Mexique ? Ou dans le quartier d’Exárcheia, à Athènes ? (3)
À chaque fois, ces tentatives joyeuses sont écrasées dans le sang et la répression. On enferme, on condamne, on exécute les anarchistes, qui pourtant ne prônent pas la violence. Et force est de constater que les appétits de l’argent et du pouvoir sont à l’origine de toutes les guerres.
Les nouveaux révoltés héritent de pas grand-chose au niveau des structures et des idées. On souffre de moins discuter, de moins vivre ensemble. Avec l’avènement de la société de consommation, les gens sont rentrés dans leur smartphone et leur maison individuelle. À cause du travail, des écrans et des supermarchés, le capitalisme a réussi à uniformiser nos modes de vie et nos rêves, pourtant pluriels.
L’anarchie s’interroge sur ce que ce système a fait à nos vies. La technologie, le confort, l’espérance de vie ont augmenté. Et pourtant, est-ce que cela nous rend plus heureux ? L’anarchie est un courant de pensée qui cherche à trouver le bonheur. Elle veut ouvrir des espaces de liberté à partager à plusieurs. Pour cela, il faut s’organiser et décider de règles communes sans que personne ne nous les impose. Ça passe évidemment par la discussion, le débat et l’expression de ses émotions, de ses peurs et de ses envies. Il faut aussi s’écouter, être attentif à l’autre.
Bouddhistes du drapeau noir
On ne va pas se mentir non plus. Il y a le dérèglement climatique, les guerres, la poussée des haines et de l’extrême-droite. L’être humain est un animal qui va mourir. Et peut-être même plus tôt que prévu. « Il n’y a rien à faire, donc on ne fait rien. » Le néo-libéralisme a réussi à mettre ça dans la tête des gens. Bien sûr, on peut être pessimiste dans les faits. Mais nous sommes de ceux qui ne se résignent pas. « La vie est belle et elle est courte, alors il vaut mieux crever en se disant que l’on a fait quelque chose de bien, non ? », m’a lancé un jour un copain anar. J’avais un peu mieux compris le sens de la vie.
L’anarchie est une utopie politique. Le monde que nous imaginons n’existera sans doute jamais. Mais ce rêve est notre carburant qui nous fait avancer et nous pousse à faire. Car l’anarchie est une joie concrète. Il y a de quoi se réjouir : nos nouvelles anarchies sont sensibles à de nouvelles questions. Elles remettent en cause le salariat, les pollutions, la consommation, le patriarcat, l’école, le racisme…
Pas besoin de fouiller le passé ou d’idéaliser le futur. On peut créer une brèche dans le présent, là, maintenant, et expérimenter tout de suite. Les exemples existent de partout. Et ça marche. Rien ne nous empêche d’ouvrir des espaces de luttes et d’émancipation, comme autant d’exemples pratiques de l’anarchisme. Dans une Zad, en soirée, dans un lieu collectif, un squat, une manif, lors d’une partie de foot improvisée, d’un pogo en concert, en grève, en séance de graff, en tractage, dans sa coopérative de travail… On se libère et on crée de la vie.
Penser l’anarchie est, pour moi, une méditation de tous les instants. En comprenant nos mécanismes sociaux, j’explique le monde et enlève les voiles de mon esprit. Puis, en créant et expérimentant ces moments hors du temps, je vis une paix intérieure. « Croire que la réalisation tranquille et généreuse du désir naturel d’aimer soit possible ruine les idéologies qui aveuglent, mutilent et répriment », écrit le poète Gary Snyder dans un texte où il rapproche le bouddhisme et la révolution. (4)
Ça me rend heureux lorsque je parle à des gens heureux. Ça me rend joyeux de choisir avec les autres les règles du jeu. Ce jeu, c’est la vie. Le temps n’a jamais été aussi propice à cueillir des marguerites et à les offrir à son voisin. L’anarchie est joyeuse et bienveillante. C’est pour cela que je l’aime un peu, beaucoup, passionnément, à la folie !
Clément Villaume
1 – « Êtes-vous un anarchiste ? – La réponse pourrait vous surprendre ! », David Graeber, en lecture sur anarchistlibrary.org
2 – L’ordre moins le pouvoir, histoire & actualité de l’anarchisme, Normand Baillargeon, éd. Agone, 10 €
3 – Ça tombe bien ! Vos camarades du journal L’âge de faire vous ont déjà concocté plusieurs dossiers complets sur ces expériences d’autogestion.
À lire L’âdf n° 146 « Vive la commune ! », n° 167 sur les zapatistes, n° 170 sur la Grèce révoltée.
Ci-dessous ces journaux téléchargeables aussi en PDF.
4 – « Le bouddhisme et la révolution à venir », Gary Snyder, 1969.
Cet article est l’introduction de notre dossier “Cap sur l’anarchie”. Pour lire le dossier dans son intégralité abonnez vous, achetez le journal ou devenez “abonné numérique” du journal.