Léo Walter est l’instituteur des Alpes-de-Haute-Provence qui a battu l’ancien ministre Christophe Castaner aux dernières élections législatives. En tant que nouveau député de la France Insoumise et de la Nupes, il découvre de l’intérieur le travail parlementaire. Il nous parle des courses dans les couloirs de l’Assemblée, des nuits blanches, des niches parlementaires, de l’obstruction des débats, du déséquilibre des pouvoirs entre exécutif et Parlement, ou encore des mille et une stratégies du gouvernement Macron pour imposer sa volonté.
L’âge de faire : Depuis votre arrivée à l’Assemblée, qu’est-ce qui vous a marqué par rapport à son fonctionnement ?
Léo Walter : La première chose concerne la présence en hémicycle. Quand tu regardes sur les réseaux sociaux, tu vois des photos et des commentaires : « Une loi importante est en train de se voter, et ils sont quarante dans l’hémicycle : ils ne foutent rien ! » Le problème, c’est qu’on est censés siéger alors qu’on a plein d’autres choses à faire, qui se déroulent en même temps que les débats en hémicycle. Chaque député fait partie de l’une des huit commissions permanentes (1), et peut participer à des missions et des délégations. Pour ma part, je suis membre de la commission des affaires culturelles et de l’éducation, de la mission d’évaluation de l’éducation prioritaire, de la délégation aux droits des enfants, et du groupe d’amitié avec l’Algérie. Et au travail à l’Assemblée, il faut ajouter la présence en circonscription ! Le calendrier des débats en hémicycle, fixé par le gouvernement, n’en tient pas compte.
Du coup, il faut jongler ?
Un exemple : je suis en commission, dans une salle du sous-sol de l’Assemblée, en train d’auditionner le ministre de l’éducation. Je me suis inscrit pour poser une question, mais je ne sais pas quel sera l’ordre. J’ai mon téléphone sur la table, pour recevoir les alertes des copains du groupe : « On vote dans deux minutes, venez ! » Alors que le ministre est en train de parler, je remonte, je cours dans les couloirs. Quand j’arrive dans l’hémicycle, une prise de parole a duré plus longtemps que prévu, et je dois attendre cinq minutes avant de voter, en me disant que peut-être, en commission, je vais être appelé pour poser ma question… Dès que j’ai voté, je repars en courant.
Ce télescopage est renforcé par l’emploi du temps très chargé de l’hémicycle…
L’emploi du temps classique prévoyait des débats du lundi à 16 heures jusqu’au jeudi soir. Cette organisation a volé en éclats avec la volonté du gouvernement de faire avancer tous ses textes en même temps. Depuis début janvier, on a quand même obtenu qu’il n’y ait pas de débats le vendredi, on va voir si ça dure. Mais quand tu reçois les textes 24 heures avant la date limite pour remettre tes amendements, tu lis toute la nuit. Et le rythme normal, c’est 9 heures-13 heures, 15 heures-20 heures, 21h30-minuit. Ensuite, s’il est possible d’arriver au bout du texte, les prolongations peuvent durer jusqu’à 6 heures du matin… Forcément, les gens vont dormir à un moment donné.
Vous parlez aussi des stratégies pour voter plus vite, voter moins vite…
Clausewitz (2) avait écrit que « la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens ». Depuis que je découvre les stratégies parlementaires, je me rends compte que l’inverse est vrai aussi. À l’Assemblée, il y a des guerres de tranchée, des échauffourées, des offensives, des attaques et des contre-attaques…
En début de mandat, les macronistes ont été piégés dans l’hémicycle : ils avaient l’habitude de pouvoir se relayer sans perdre la majorité. Maintenant, ils risquent de se retrouver en minorité.
Pour éviter ça, ils ont deux collaborateurs payés pour nous compter. Un soir, à 23h15, ils ont fait le compte et ont vu qu’ils étaient en minorité. Pour éviter de passer au vote, ils ont fait intervenir un ministre, qui n’a pas de limite de temps de parole. Il a parlé jusqu’à minuit, et voilà, c’était fini, on a repris le lendemain ! Il y a comme ça plein de techniques pour ralentir les débats ou les accélérer. C’est un jeu de rôles, qui pose question sur la manière dont est fabriquée la loi : un amendement important passe ou pas, selon qui est en circonscription à ce moment-là…
Une fois par an, chaque groupe d’opposition dispose d’une journée pour décider des textes étudiés. Pour utiliser ces niches parlementaires, il faut aussi être stratège ?
Dans le meilleur des cas, cinq ou six textes peuvent être étudiés en un jour. On va donc choisir ceux qui ont le plus de chances de passer, ou les plus symboliques. Une fois qu’on a déposé l’ordre des propositions, on ne peut pas le changer, on peut seulement supprimer des textes. Le 24 novembre, notre première proposition concernait la création d’une commission d’enquête sur Uber Files, la deuxième portait sur l’augmentation du Smic à 1.600 euros net, la troisième sur l’inscription du droit à l’IVG et à la contraception dans la Constitution, la quatrième sur l’abolition de la corrida, la cinquième sur la réintégration du personnel de santé non-vacciné. Sur Uber et le Smic, la majorité a déposé des centaines d’amendements qui rendaient impossible l’étude en une journée. Sur la corrida, ce sont LR et le RN qui ont multiplié les amendements. On a donc retiré ces trois propositions. Notre proposition sur l’IVG est passée à la majorité, à l’issue d’une grosse négociation : on a dû retirer la mention de la contraception. Et pour les soignants suspendus, il s’est passé quelque chose d’historique. Pour la première fois, le gouvernement lui-même a fait obstruction sur une niche parlementaire ! Pour bloquer l’étude du texte, il a redéposé un amendement que les élus LR avaient retiré.
La Constitution compte plusieurs articles qui limitent fortement le pouvoir parlementaire…
On connaît bien l’article 49-3, qui permet au gouvernement d’engager sa responsabilité en imposant un projet de loi (3). Le seul moyen qui reste à l’Assemblée pour s’y opposer est la motion de censure. Or des députés qui ne sont pas d’accord avec un texte ne voudront pas pour autant obliger le gouvernement à démissionner. Le recours au 49-3 n’est possible qu’une fois par session parlementaire, sauf sur les lois de finances. C’est pour ça que le recul de l’âge de la retraite figure dans un plan de finances rectificatif…
Il y a aussi l’article 40, qui prévoit qu’une proposition portée par un parlementaire ne peut engager de dépense supplémentaire de l’État, sous peine d’être irrecevable. Pour mettre un sujet sur la table, on peut faire un amendement d’appel, qui exprime une demande, mais n’est pas budgétisé et ne sera pas adopté. Autre solution : on peut gager l’amendement, c’est-à-dire aller chercher ailleurs l’argent nécessaire. Nous, quand on a arraché 19 milliards d’euros pour l’hôpital public, on les a gagés sur la médecine de ville, mais en demandant au gouvernement de lever le gage : on ne voulait évidemment pas pénaliser la médecine de ville ! Le gouvernement, lui, n’a pas cette limite budgétaire.
Et on a découvert récemment, par la réforme des retraites, un troisième article : le 47-1 ! L’Assemblée a vingt jours pour se prononcer sur les projets de loi de financement de la Sécurité sociale. Sinon, le gouvernement saisit le Sénat, qui a quinze jours pour discuter. Et si le Parlement ne s’est pas prononcé au bout de cinquante jours, fin de la discussion : la loi peut être mise en œuvre par ordonnance. Quand un pouvoir exécutif a tant de solutions pour contourner les décisions de l’Assemblée, on n’est pas dans une démocratie parlementaire.
Dans ces conditions, où est-ce que vous vous sentez utile dans votre rôle de député ?
Ce serait encore plus grave si on n’était pas là : on joue le rôle de garde-fous, de lanceurs d’alerte. Et puis, je me sens utile comme porte-parole. Par exemple, Pap Ndiaye envisageait de demander aux enseignants de surveiller la cour de récré à la pause méridienne. Dans une question, j’ai dit tout ce que je faisais en tant qu’instituteur durant cette pause, et le ministre a répondu qu’il s’était mal exprimé… Beaucoup de gens m’ont écrit : « Merci d’avoir porté cette parole. »
Comment devrait fonctionner l’Assemblée, selon vous ?
Passer à la VIe République permettrait de supprimer l’élection d’un seul homme à une fonction qui donne quasiment tous les pouvoirs. On devrait aussi réfléchir à une manière de travailler les lois qui ne soit pas une inflation de textes. On pourrait mettre en place des ateliers législatifs sur le territoire. L’hémicycle pourrait être l’émanation des commissions – qui aujourd’hui ne sont que consultatives.
Il y a aussi une question de codes, d’interactions dans l’hémicycle. Les voix de femmes sont systématiquement raillées parce que soi-disant elles sont trop aiguës… Les débats sont censés être « virils mais corrects ». C’est un ordre symbolique patriarcal, masculin, dans lequel les codes vestimentaires et la manière de s’exprimer sont ceux d’une certaine bourgeoisie. Tout est fait pour que, quand tu ne viens pas de ce monde, tu te trimballes le syndrome de l’imposteur, le sentiment que tu n’as pas les compétences. Les deux groupes qui apportent de la diversité sociologique, avec des instits, des aide-soignants ou encore des employés de call-centers, ce sont le nôtre et le RN. Les autres sont avocats d’affaires, médecins… Moi en ce moment, j’ai 18.000 euros dehors suite à la campagne électorale ! Tout le monde n’a pas cette possibilité, ni ne peut prendre des congés pour faire campagne. Pour changer la sociologie de l’Assemblée, il faut changer les modalités d’élections.
Recueilli par Lisa Giachino
Photo : Léo Walter dans la batucada du syndicat d’enseignants SNUipp-FSU, le 19 janvier à Digne-les-Bains, pendant la manifestation contre la réforme des retraites. © L’âdf.
1 Affaires culturelles et éducation, affaires économiques, affaires étrangères, affaires sociales, défense nationale et forces armées, développement durable et aménagement du territoire, finances, lois.
2 Carl von Clausewitz, général prussien du début du XIXe siècle, théoricien de la guerre.
3 Le gouvernement présente des projets de loi, les parlementaires des propositions de loi.