Blocage d’axes routiers, interventions à Roland Garros ou sur le Tour de France… le collectif Dernière Rénovation mène des « actions pertubatrices qui se poursuivront jusqu’à ce que le gouvernement s’engage de manière crédible et efficace à isoler les bâtiments ». Le 2 juillet, Clément Osé bloquait le périphérique, à Paris, avec dix autres personnes. Voici son récit de l’action, et de la garde à vue qui a suivi.
J’ai mis des bouchons d’oreille dans mon caleçon, pris 30 euros en liquide, glissé ma carte d’identité sous ma semelle. Le rendez-vous est à la sortie du métro. Je repère tout de suite les autres. Depuis une action qui a failli foirer parce que la police était au courant, je suis devenu parano sur la discrétion.
Ça me fait plaisir de retrouver l’équipe et la solidarité bienveillante qui s’est instaurée si vite hier soir. Tout le monde est là. On se met en marche vers la cible. J’essaye de marcher normalement mais mon corps est en mode commando, mes pieds rebondissent. Au bout de quinze bonnes minutes, on aperçoit le point de blocage. Montée d’adrénaline. Pas de flic sur place, c’est bon. Le trafic est dense, ralenti. J’ai le trac, comme au sortir des coulisses. Cette fois je sais que le public ne sera pas très réceptif à ma prestation. C’est moi qui irai en premier sur la route, comme convenu hier. Mais pas encore. On attend Tim, et les médias. On s’assoit sur la pelouse d’une résidence, en cercle, comme si on allait pique-niquer. On balance quelques blagues pour détendre l’atmosphère, on sourit nerveusement. Je ne connais pas la moyenne d’âge mais la majorité a moins de 30 ans, Mélanie en a 19. C’est sa première action militante, elle m’impressionne. On sort les banderoles, Arnaud attrape celle que je devrai dérouler. Tim arrive avec deux journalistes, c’est parti.
« Première file : bloquée »
On traverse la rue, déterminés, les 11 en file indienne. Sur le trottoir, on enfile les chasubles oranges. Je franchis le muret. Les autres suivent. Je me concentre et descends le talus jusqu’à la glissière en béton. Les premiers klaxons retentissent. Mon coeur bat la chamade. J’enjambe la glissière et je pose mes semelles sur la route. Les klaxons s’intensifient. La circulation ralentit. Je regarde derrière. Pauline me demande si ça va. Je hoche la tête. Je lève le bras et regarde les voitures qui roulent au pas. Je m’engage avec Nico. Les voitures s’arrêtent. Première file : bloquée. Deuxième file : une voiture passe en accélérant, puis bloquée. Troisième file : j’attrape la banderole et la déplie. Le trafic est arrêté, les premières insultes fusent par les fenêtres. Il y a une ambulance au deuxième rang. On replie le blocage sur une voie pour la laisser passer. Quelques motos et une voiture s’engouffrent. On coupe de nouveau la circulation. Je regarde les autres : ils sont en place. Chloé est au milieu avec son tee-shirt « We have 999 days left ».
Seulement quelques minutes après nous être assis, un gars en scooter débarque, massif, crâne rasé, barbe touffue. Il menace directement, on le sent prêt à cogner. Nico essaye de le canaliser mais abandonne vite, il est trop chaud, on le laisse passer.
Souvent je reste silencieux, je dis que je comprends, que je suis désolé de bloquer mais que c’est un blocage, je dis que la police arrive. Quand je sens un peu d’écoute, j’explique qu’on a essayé le reste mais que l’écologie plafonne à 3 % du débat présidentiel, que si les gens ont une meilleure idée pour faire émerger la question de la survie de notre espèce, je prends. Mais en face, je n’ai pas de réponse.
Réunion de crise entre conducteurs
Une réunion de crise s’improvise entre conducteurs : est-ce qu’on a le droit de les bouger ? Les modérés et les radicaux tergiversent. Puis les seconds s’impatientent. Un homme arrache la banderole que je tiens et la jette sur le terre-plein central. Il me prend sous les épaules et me traine sur le côté en disant d’avancer à la voiture devant moi. Je fais le mort. La voiture n’a pas encore le champ libre. Dès que l’homme s’est désintéressé, je me remets en place pour bloquer. Mon binôme me demande si ça va. Ça va.
Je récupère la banderole, la tends aux autres qui m’aident à la déployer mais un gars vient nous l’arracher et la jette dans son camion avant de claquer la porte. Il me tire une nouvelle fois et quand j’essaye de me repositionner il me bloque entre ses jambes. Une fourgonnette passe, à un cheveu des miens et accélère. Apparemment satisfait de cette victoire, le gars repart vers son véhicule. Je me replace face à un monospace, nez à nez avec sa calandre chaude. C’est l’homme contre la machine. Pour l’instant c’est nous qui tenons tête mais on se sent fragiles face à cette masse de ferraille et de pétrole. Les désescaladeurs sont un peu débordés par l’agressivité qu’ils encaissent. Les minutes passent et la pression monte, mais pas de dérapage, pas de coup, pas de mauvais geste.
« Je sais pourquoi je me fais insulter »
Pour une fois, les sirènes de la police me détendent. Ils viennent pour nous arrêter, mais surtout pour arrêter le feu sous la cocotte minute, qui commençait à siffler. Les sirènes s’approchent et notre liberté s’éloigne. Je sais qu’ils m’embarqueront, c’est une question de minutes, j’y suis préparé. Je regarde plus loin que la calandre qui me fait face, je pense aux raisons qui m’ont conduit sur l’asphalte, aux milliards de réfugiés qui fuiront les zones devenues inhabitables, à la biodiversité détruite pour produire toute cette merde inutile, je pense à cet autre monde plus solidaire et plus sympa qu’on pourrait créer. Et je sais pourquoi je suis assis là, en opposition symbolique à la course aveugle des machines et des humains. Je sais pourquoi je me fais insulter, pourquoi ils me priveront de ma liberté. Je suis à ma place.
Les policiers sont professionnels. Ils tentent d’abord de calmer les gens, leur demandent de regagner leurs voitures. Une femme enceinte dit qu’elle ne se sent pas bien. Pour nous, c’est plus dur que toutes les insultes. On imagine la fausse couche, le malaise, l’accouchement sur le périph. On imagine le pire. Je me dis qu’il se serait passé la même chose pour cette femme si il y avait eu un embouteillage. Le risque zéro n’existe pas.
« Je m’envole comme une plume »
Les motards de la BRAV-M arrivent, robocops voltigeurs suréquipés. Ils doivent crever de chaud. Nous remarquons les bombes de gaz lacrymogène accrochées sur leur buste. Ils ne les utilisent pas. Ils nous posent des questions mais nous ne répondons pas. Ils nous demandent de nous lever mais nous ne bougeons pas. Le chef insiste avec condescendance : « Bon allez, vous avez fait votre action, c’est bien, maintenant vous laissez les gens circuler. » Face à l’absence répétée de réaction, ils préviennent qu’ils vont nous évacuer. Alors que je suis toujours devant la calandre du monospace dont le moteur est enfin coupé, six bras me saisissent et je m’envole comme une plume. Ils me déchargent de l’autre côté de la glissière en béton. Impossible de revenir bloquer, les policiers surveillent.
Nous sommes tous amenés sur le bord et nous finissons par nous asseoir dans la pente du talus. Je ne connaissais aucune de ces personnes il y a vingt-quatre heures, et maintenant quelque chose de puissant nous lie. Fulgurance militante. Peut-être qu’elles et eux aussi se sont dit que poursuivre sa routine dans un monde qui s’effondre n’avait pas de sens, que ne pas se lever, c’était être complice. Peut-être qu’elles et ils se sont demandés : « Si ce n’est pas moi, alors qui ? Si ce n’est pas maintenant, alors quand ? »
Nico me glisse à l’oreille : « Il est 13 heures, fait passer », c’est l’heure de notre interpellation, qui compte pour la garde à vue. L’action est terminée, le trafic commence à reprendre sur une file. La femme enceinte est à côté du fourgon et nous crie : « Tout ce qu’il y a de bien en France vous le niquez ! J’espère que vous allez les punir », lâche-t-elle aux policiers, au bord des larmes. Et nous on aimerait qu’elle comprenne, qu’on fait ça pour l’enfant qu’elle porte.
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« – Vous militez pour quoi ?
– La rénovation thermique des bâtiments. »
Un fourgon plus imposant arrive. Voilà le taxi. La porte coulissante s’ouvre, laissant apparaitre le métal du panier à salade où nous allons être enfermés. Le policier en face de nous demande si nous avons des cartes d’identité et qui est le chef. Silence radio. Un par un, on embarque à bord de la prison roulante. Comme pour m’accueillir, Nico me lance :
– Ça va ?
– Ça va.
Le dernier monte, la porte se ferme, le verrou raisonne dans l’habitacle, la pression redescend. Quelques sourires complices regagnent les visages, ils se disent : « On l’a fait, c’est fini. » La parole revient, les premières anecdotes. Il n’y a pas de fenêtre, seulement des led blanches au plafond et des sièges en plastique gris. La sirène reste allumée presque tout le trajet. De l’extérieur, les gens doivent penser que la police a attrapé des délinquants. Mais à l’intérieur c’est nous : émus, penauds mais fiers.
Le bruit du verrou raisonne et la porte s’ouvre enfin. Lumière. Une haie d’honneur et d’uniformes nous indique l’entrée de la préfecture de Police du treizième arrondissement. Un des policiers lâche : « On va prendre les escaliers, c’est plus écolo ça va leur faire plaisir. » On nous fait asseoir sur un banc, trop petit, certains se retrouvent par terre. L’officier de police judiciaire (OPJ) arrive. C’est lui qui mène la danse. Il doit faire 1,75m, des yeux bleus et vifs, musclé, tee-shirt moulant. Pas d’uniforme, un flingue à la ceinture. Une dégaine de cow-boy. Il reconnait trois personnes qu’il a déjà vues. Il nous demande de quelle organisation il s’agit. Nico répond :
– Dernière Rénovation.
– Vous militez pour quoi ?
– La rénovation thermique des bâtiments.
Il explique que c’est le week-end et que ça ne les arrange pas. L’effectif est divisé par deux, ça va être plus long. Pas de réponse.
– Je vais prendre vos identités. Monsieur, je vais commencer par vous. Votre prénom ?
– Nicolas
– Votre nom ?
Nico hésite.
– Je n’ai rien de plus à déclarer.
L’OPJ sourit, comme si il trouvait ça mignon.
Il se tourne vers moi.
– Monsieur, même chose, votre prénom ?
– Clément.
– Votre nom ?
J’hésite. Je demande si je suis officiellement en garde à vue. Il me certifie que oui. Je sais qu’il peut me mettre une simple amende si je donne mon nom trop tôt.
– J’en reste là.
Il lève les yeux au ciel. Je préfère avoir l’air parano que de me faire coincer.
– Très bien. Vous devrez me donner votre grande identité tout à l’heure de toute façon.
Je sais que c’est de l’intox. Les suivants ne disent plus rien, même pas leur prénom.
« Je n’ai rien à déclarer »
Il doit être 14 heures. Je demande au policier qui nous surveille si je peux aller aux toilettes et il me dit d’attendre. Attendre quoi ? Aucune idée. Parmi ceux qui nous surveillent, il y a une majorité d’hommes, costauds. Gilet pare-balle, lampe torche, flingue, menottes, protections, rangers, smartphone, petites blagues. Ils s’emmerdent. Mais pas le temps pour les toilettes. Je tente le bluff :
– Ça commence à être critique…
– C’est l’OPJ qui décide.
Foutaises. Les premiers reviennent des vérifications d’identité.
– Ça va ?
– Ça va.
Certains OPJ ont l’air plus sympa que d’autres, plus enclin à respecter le droit au silence. Je tombe sur le cow-boy, que j’identifie comme le chef. Il me dit que je suis placé en garde à vue et me lit mes droits : garder le silence, prendre un avocat, voir un médecin, contacter quelqu’un. Je demande seulement à contacter quelqu’un.
– Quel est votre lien avec cette personne ?
– Je n’ai rien à déclarer.
Il fait l’agacé mais n’insiste pas.
Un texte de loi qui n’existe pas
Il commence : Nom, Prénom, date et lieu de naissance, nom et prénom des parents, adresse.
– Ah vous habitez dans le Nord, je suis de là-bas moi, lâche-t-il pour créer une proximité artificielle.
Je repense à mes amis du Nord, au carnaval de Dunkerque, aux estaminets, aux frites, à la chaleur du Nord, mais ce n’est pas cette chaleur là que j’ai en face de moi.
– C’est une maison où un appartement ?
– Je n’ai rien à déclarer.
Il comprend que je garderai le silence et me dit que c’est un délit de ne pas lui donner ce qu’il appelle la « grande identité », c’est-à-dire les informations sur ma situation familiale, mon travail, mes revenus. Il évoque un texte de loi qui n’existe pas. À chaque question je guette le piège. L’échange est morcelé, poussif. Je ne signe pas le procès verbal. Il me dit que j’ai tort. Je grimace un sourire, sans provoquer, juste pour montrer une réaction. Il compose le numéro que j’ai donné et branche le haut parleur.
– Bonjour, préfecture de police du XIIIème arrondissement de Paris. Vous êtes bien Paola ?
– Oui.
Je reconnais ce « oui », si proche et si lointain.
– Je suis en compagnie de Monsieur Osé qui a été placé en garde à vue, il souhaiterait vous parler.
Il approche le téléphone.
– Allô ?
J’ai trois informations à lui communiquer : l’heure de mon interpellation, le lieu où je suis détenu et le motif : entrave à la circulation. Je lui demande si elle a bien eu mon message d’hier.
– Oui.
– Je te laisse, à bientôt.
Juste un petit tutoiement, aucune place pour la tendresse.
L’OPJ me raccompagne à la porte. Je lui dis que j’aimerais bien aller aux toilettes. Retour sur le banc.
– Ça va ?
– Ça va.
On attend, on chuchote. Je me lève pour me dégourdir les jambes et je me rassois.
Le cow-boy apparait.
– J’allais pisser et j’ai pensé à vous.
– C’est gentil.
– C’est pas la grosse commission non ?
– Non.
– On va aux urinoirs alors.
Il me dit sur le ton de la confidence qu’on devrait parler plus aux auditions, que garder le silence nous dessert, qu’on devrait prendre un avocat aussi. J’écoute. Il n’est pas de mon côté. On se lave les mains. Ce moment d’intimité est troublant. Nous nous regardons dans la glace, comme dans les films. L’espace d’un instant, il n’est presque plus l’OPJ et je ne suis presque plus le manifestant arrêté : nous sommes deux humains qui se lavent les mains.
Les filles sont déjà en cellules
Il est peut être 17h quand un autre OPJ vient me chercher pour l’audition. Sur le mur, je remarque une affiche pour une exposition sur les voitures de police de collection, sponsorisée par la préfecture. Mon interlocuteur est moins véhément. Je lui indique que je vais garder le silence et que je répondrai systématiquement que je n’ai rien à déclarer. Il me dit qu’il va quand même me poser ses questions et j’accepte respectueusement. C’est contre nature de refuser de répondre à quelqu’un. Mais le cadre de la conversation manque lui aussi de naturel : je suis face à une personne qui essaye de me sous-tirer des informations qui pourront être retenues contre moi. Nous sommes plusieurs à être auditionnés en même temps. Comme ils posent tous les mêmes questions et que nous donnons tous les mêmes réponses, en différé, cela produit comme un écho dans la pièce. Personne ne signe l’audition. Je m’excuse presque auprès du policier d’avoir été si peu coopératif. Il s’en tape dans le fond. Ce n’est pas l’affaire du siècle, on est samedi, il aimerait surtout rentrer chez lui.
Nous ne sommes plus que six sur le banc. Les filles sont déjà en cellules. Notre tour arrive. On descend les escaliers, sous escorte. Nouvelle attente, debout, devant une porte à digicode. Une demi-heure plus tard, ils nous font passer la porte. Je comprends que c’est l’espace des gardes à vue : une pièce avec des écrans de surveillance, un parloir, une salle de fouille. Le policier préposé à notre surveillance, me demande si c’est ma première garde à vue. Je décide de répondre.
– Oui.
– Ça se voit, vous êtes stressé.
Je suis un peu vexé, moi qui pensais renvoyer l’image de Jean Moulin qui s’ennuie. Le gars téléphone à tout son répertoire pour être relevé. Ça fait déjà deux heures et demi qu’il devrait être en week-end. Je le comprends. Il appelle « gros » tous les gens qu’il a au téléphone. « T’es un chef gros » dit-il avant de raccrocher. Je me lève du banc pour lire les droits du placé en garde à vue, scotchés sur le mur. Face au banc, de l’autre côté de la pièce avec les écrans, j’aperçois la porte d’une cellule, grise, semblable à celle d’un vieil ascenseur, fendue d’une meurtrière vitrée sous laquelle une trappe horizontale doit servir à passer les repas. Marion et Pauline apparaissent derrière la vitre pour nous faire de grands sourires, des coucous et des cœurs avec les doigts. On dirait deux oiseaux en cage.
Où on s’assoit, où on attend, rien n’est laissé au libre arbitre du gardé
Le policier m’invite à le suivre. Il me fait vider mes poches, enlever ma veste, mes lacets. Puis il me demande de mettre les mains sur le mur, d’écarter les pieds et commence la palpation, sans oublier un seul endroit. Je ne suis pas consentant mais mon corps est devenu une cachette potentielle alors peu importe. Je signe la liste des affaires qu’on m’a confisquées et on m’invite à me rasseoir.
Un type en chemise à carreaux fait irruption dans le couloir. Il me dit qu’il lui manque mes empreintes et mes photos. Derrière son air grincheux et taciturne, je le soupçonne d’avoir un bon fond et j’engage la conversation :
– C’est toujours vous qui faites les photos ?
– Non, mais à chaque fois que vous venez, ça tombe sur moi.
Il me fait asseoir sur un petit banc. Tout est toujours précisé ici : où on s’assoit, où on attend, rien n’est laissé au libre arbitre du gardé. Il commence par me mesurer, en me faisant m’adosser au mur. Il me demande ma pointure et je me demande ce que ça peut bien lui foutre que je fasse du 42. Il m’indique une une vieille chaise pivotante en bois, à l’assise minuscule, avec un appuie-tête en métal. Il me tend une ardoise avec mon identité et me désigne des points à regarder successivement pour me photographier de face et de profil. Retour au banc. Puis les empreintes. Les doigts et les pouces des deux mains, puis chaque doigt individuellement, roulé contre la vitre par ses gros doigts à lui, comme si j’étais une poupée. En me raccompagnant, il me dit que c’est débile d’agir comme ça, qu’il y a des députés pour ce genre de revendications, qu’on est en démocratie. Je me retiens de commenter.
Verrous. Micro ondes. Verrous
Il doit être pas loin de 20 heures. Je n’ai rien mangé depuis le petit déjeuner. J’ai la dalle. Deux types sortent de garde à vue. Je comprends qu’on attendait qu’ils libèrent la place. Le gars qui gère les cellules et qu’on entendait s’émouvoir d’un match de rugby, fait son apparition dans le couloir.
– On a fait vos chambres, dit-il comme un maitre d’hôtel.
En passant dans le couloir, on aperçoit Chloé qui dort sur le sol de la première cellule, entièrement vitrée du côté du couloir, comme une cage. La nôtre est du deuxième type : porte d’ascenseur et meurtrière. Le policier ouvre les trois verrous. Le gardien nous demande d’enlever nos chaussures. Je rentre avec Arnaud. La visite est vite faite : deux mètres sur deux. Une légère odeur de pieds flotte dans l’air moite, mais ça va. Il y a une marche de béton de 50 centimètres de hauteur et de 80 de profondeur qui occupe la largeur de la pièce. Avec un peu d’imagination, c’est un banc ou un lit. Les murs sont à peu près blancs jusqu’à 1m50 du sol environ, là où commence un revêtement épais et dur aux airs de granit. Tous les angles sont ronds, à tel point qu’on a l’impression d’être au fond d’une baignoire disproportionnée. La pièce est désespérément borgne et une imposante caméra nous filme depuis l’angle du plafond.
C’est dur de ne pas parler, de rester aussi mutique qu’il faudrait. J’ai besoin d’interagir pour tenir, tromper l’ennui, et je suis trop curieux de savoir avec qui je partage ce huis clos. Arnaud est danseur, il fait des étirements. On se raconte où on a grandi, ce qu’on fait. Je lui ai laissé le petit banc et j’ai installé mon matelas au sol. On s’allonge, ça fait du bien, même si c’est dur et qu’on ne peut pas rester longtemps dans la même position. Verrous. On se relève. C’est le gardien qui nous demande ce qu’on veut diner en nous montrant deux plats préparés dans leur barquette plastique : « riz méditerranéen » ou « blanquette de volaille ». Verrous. Micro ondes. Verrous. C’est dégueulasse mais ça fait du bien.
Dans le coaltar
On discute encore un peu après le dîner, comme deux copains à une soirée pyjama. Mais au moment d’éteindre, on ne peut pas éteindre, le néon diffuse son éternelle lumière à faire oublier le temps. J’enfonce les bouchons d’oreille que j’avais laissés dans mon caleçon et qui ont échappé à la fouille. Maigre victoire. Les bruits du couloir sont plus feutrés. On arrive tout juste à somnoler mais le temps passe un peu plus vite. C’est déjà ça. Un mec débarque bourré dans le couloir et beugle qu’il veut partir depuis sa cellule. C’est touchant de sincérité. Je crois qu’il est avec un copain de l’action, pas de chance pour lui.
Nouveau réveil. Verrous. Il me semble qu’on est au milieu de la nuit cette fois.
– Monsieur Osé ? J’entends derrière la porte.
Elle s’ouvre.
– Suivez-moi s’il vous plait.
Je suis dans le coaltar le plus total. Je parviens à reconnaitre un OPJ qui nous est passé devant quand on attendait sur le banc des gardes à vues. Il nous avait dit « on va refaire une audition et cette fois-ci vous allez parler. Une audition avec les méchants policiers racistes ». On ne savait pas sur quel ton il le disait et on n’avait rien répondu pour changer. Je m’assieds sur la chaise, lui derrière son bureau. Malgré le plexiglas, il porte un masque et le garde. Son regard est agressif. Il me redemande mon identité, que je décline, en m’arrêtant au même endroit que d’habitude. Il me dit que j’aggrave mon cas, que les autres ont parlé. « Ce n’est pas la Gestapo ici », balance-t-il pour me glisser une image rassurante dans la tête. Il me dit que ce qui m’attend c’est le procès, qu’au tribunal c’est autre chose, qu’avec les magistrats je vais moins rigoler. Dans ma tête je pense à la juge avec laquelle je partage ma vie, à nos amis magistrats engagés, je me dis qu’en effet, c’est autre chose. Ou plutôt que c’est pareil que partout ailleurs : il y a des fachos drogués à la répression et d’autres qui sont conscients qu’il sera certainement impossible de maintenir l’ordre dans un monde à +3°C.
– Pourquoi étiez vous sur le périphérique parisien ?
– Je n’ai rien à déclarer.
– Qui était le chef de l’opération ?
– Je n’ai rien à déclarer.
– Est-ce que vous avez déjà participé à des actions comme celle-là ?
– Je n’ai rien à déclarer.
– Est-ce que vous jouissez de vos facultés mentales ?
– Je n’ai rien à déclarer.
– Vous ne voulez pas dire « non » au lieu de dire « je n’ai rien à déclarer » ? Ça changera…
– Si vous voulez, je lui dis pour tenter de détendre l’ambiance.
– Est-ce que vous avez des revendications?
– Non…
Son petit piège a marché. Je lui demande de noter que « je n’ai rien à déclarer » au lieu de « non » et il note que je lui ai demandé de changer. Il note ce qu’il veut. Surtout pas les apartés où il me traite de « cinglé » et m’estime lâche de ne pas assumer mes revendications devant lui, où il me dit, sur le ton de la mauvaise blague, qu’il pourrait éteindre la lumière et me frapper et que personne ne s’en rendrait compte. Il me dit que ce n’est pas une grosse affaire de toute façon, comme s’il me disait que j’étais un minable. À la fin, il fait l’étonné quand je ne signe pas. Il interpelle sa collègue en lui disant que je serais parfait pour le trafic de stup. Elle auditionne un gars en survêtement qui ne me semble pas être un petit bourgeois privilégié dans mon genre. Lui, il discute et il signe. « Vous voyez, même lui il a compris », ironise l’OPJ en désignant le gars, au summum de la condescendance. Je me retiens, le silence est encore la meilleure façon de boycotter son petit numéro. Retour en cellule.
On entend les filles chanter
Quelques heures passent.
– Bien dormi?
– Pas terrible.
– Je me suis réveillé quand tu es revenu de ton audition.
– Tu sais quelle heure il est ?
Le plus tard possible j’espère. La garde à vue devrait être levée à 12h58 maximum. J’entends la réponse dans le couloir. 8h30. Encore 4h et demi. Verrous. C’est le gardien qui apporte le petit déjeuner. Il n’est pas méchant le gardien. Menu : deux contrefaçons de petit Lu et une brique de jus d’orange concentré. Je lis la composition comme si j’avais le Goncourt entre les mains. Coucou petites lettres. Si seulement j’avais eu un livre. Entre ces quatre murs, ce n’est pas la retraite spirituelle que j’imaginais, je n’ai pas réussi à réfléchir à ma vie ou à composer le moindre poème.
Je fais les cent pas dans la cellule, soit environ cinquante fois la longueur de la pièce. Je regarde par la meurtrière. On va pisser ou on demande de l’eau pour mettre l’ennui sur pause. On entend les filles chanter. Leur cage est moins bien isolée du couloir que notre ascenseur. On joue We will rock you sur les matelas. Paf paf clap. Paf paf clap. Ça répond dans le couloir ! Nous sommes enfermés mais nos sons s’évadent et dansent, miracle ! Tous ensemble, on chante « pirouette-cacahouète » et nos applaudissements résonnent dans le couloir. Le gardien ferme la porte de son bureau. La contre-attaque de la joie. Je me demande dans quelle mesure nous prenons cette garde à vue à la légère, si nous la considérons comme une expérience originale, improbable, presque cool, alors que c’est grave d’être privé de liberté. Je pense aux détenus des prisons centrales, dans des conditions proches des nôtres, 23h sur 24, des années durant. Je suis sûr que l’enfermement détraque les gens.
Au fur et à mesure que l’on approche de 12h58, c’est comme si le temps ralentissait. On a improvisé un terrain de hand dans la diagonale de la cellule. Balle : la brique de jus. Cages : le matelas plié en deux et nous en tailleur devant. Ils nous gardent jusqu’au bout.
« On passe l’éponge pour cette fois »
Pauline est libérée peu avant 13 heures. Elle nous envoie un sourire lumineux. Il se passe environ dix minutes entre chaque sortie. C’est le cow-boy qui met fin aux gardes à vues. J’entends mon nom. Verrous. Cow-boy. Délivrance. Je fais un signe aux autres en passant.
L’OPJ me remet le papier de sortie de garde à vue qu’il me demande de signer.
– Je refuse.
Il tique.
– Vous êtes bien le premier, je n’ai jamais vu ça de toute ma carrière…
– Il faut un début à tout.
– De toute façon ça ne change absolument rien.
Je me demande pourquoi il me fait signer alors.
– On passe l’éponge pour cette fois, vous avez juste un rappel à la loi. Vous feriez mieux d’y aller sinon vous allez être mis dans le dossier des personnes recherchées.
Là je vois cette affiche jaunie par le cagnard du far-west avec ma tronche et mon nom, sous-titrés : « WANTED, dead or alive ».
Il m’explique que si je me tiens tranquille pendant six ans, je peux demander à ce qu’ils effacent mon dossier. Mais si je recommence, ce qui est probable parce que ça m’entonnerait que le gouvernement face la révolution la semaine prochaine, ils prendront en compte ce délit et le nouveau et là ça se passera moins bien pour moi. Il me salue et appelle son collègue qui me rend mes lacets et le reste de mes effets personnels. Ils m’ouvrent la porte à digicode et je talonne un policier dans un large couloir qui débouche sur un sas vitré. Je vois la lumière du jour, enfin. Il m’ouvre la porte.
Chloé, seule, attachée au filet de Roland Garros
Je retrouve l’élémentaire liberté de déplacement. L’équipe attend de l’autre côté de la rue et me regarde. Sans savoir quoi faire, je lève le poing. Et tout de suite je me dis non, c’est too much. Je me suis enflammé. Emporté par l’image de la sortie de prison, je me suis pris pour Nelson Mandela. Du calme Clément, t’as juste bloqué le périph trente minutes avec tes camarades, la révolution est encore loin. Est-ce que nous avons fait ne serait-ce qu’un pas vers la rénovation thermique des bâtiments ? Dur à dire. L’illégalité, l’adrénaline et la garde à vue confèrent un sentiment d’héroïsme, l’impression d’avoir accompli une action musclée, radicale, perturbatrice, donc à la hauteur de l’urgence. Mais l’impact émotionnel que cette action a eu sur moi ne dit rien de son impact réel. Ou si peu : retombées média, nouveaux militants, nombre de vues sur les réseaux sociaux. Il n’y a pas de relation mécanique entre les conséquences juridiques et l’efficacité de l’action. Chloé, seule, attachée au filet de Roland Garros, a fait plus de bruit que cinq blocages d’autoroutes réunis.
Elle n’est pas sortie d’ailleurs, ils la gardent pour la déférer, avec Charlie et Nico, parce que ce n’est pas leur première action. La liberté retrouvée se teinte d’amertume. Alors qu’on dévore un pain au noix acheté dans la première boulangerie, des véhicules de police passent devant nous. On reconnait Charlie à la vitre d’un fourgon. Il nous sourit. Son regard est plein de générosité et d’un peu d’inquiétude.
Clément Osé
Août 2022