La Bretagne est la première région agro-alimentaire de France et une des principales d’Europe. Mais face aux crises écologiques et sociales qui la touchent, le « modèle breton » est fortement remis en cause. Les tensions s’accentuent, et révèlent un système opaque où pouvoirs publics et industriels sont copains comme cochons.
Elle revient de loin, la Bretagne. « Sous-développée » à l’après-guerre, souvent présentée comme pauvre et enclavée, elle n’offrait alors à quantité de Bretonnes et Bretons que le choix de l’exil. C’est dans les années 60 qu’un tournant important s’amorce, dans un contexte de fortes luttes sociales. Les paysans se fédèrent au sein de coopératives qui modernisent l’agriculture, et l’industrie agro-alimentaire se développe, fruit d’une volonté politique. Dans les décennies suivantes, l’eau courante arrive enfin dans les fermes, et la Bretagne devient l’une des principales régions agro-alimentaires d’Europe. Elle exporte ses produits à l’international, et les coopératives se muent en imposantes structures capitalistes.
Hors-sol, élevés en batterie, un poulet français sur trois est breton, et plus d’un cochon sur deux. La Bretagne, en plus d’être grande productrice de lait et de légumes, est aussi la reine de la tomate, grâce à ses immenses serres chauffées.
Bretagne, une terre sacrifiée
Elle revient de loin, la Bretagne, mais où est-elle arrivée ? Le « miracle économique breton », tel qu’on le nomme parfois, ne profite pas à tous les éleveurs qui peinent à se rémunérer correctement et à obtenir des prix décents dans les rayons des hypermarchés. Le secteur agro-alimentaire, premier employeur de la région, est connu pour la rudesse du travail à la chaîne, notamment dans les abattoirs, et pour les scandales salariaux qui l’entachent.
Le « miracle » ne profite pas non plus à l’environnement. Malgré les efforts des agriculteurs, les algues vertes continuent à s’échouer en masse sur les grèves, conséquence indirecte des rivières saturées de nitrates, à cause des épandages de lisier. Lesquels dégagent aussi de l’ammoniac, plaçant la Bretagne parmi les régions les plus polluées d’Europe par ce gaz problématique pour la santé. Autre souci, que l’Observatoire de l’environnement en Bretagne résume fin 2021 : « dans les cours d’eau en surface comme dans les eaux souterraines, la contamination par les pesticides est généralisée sur l’ensemble du territoire breton ». À cette liste s’ajoutent les pollutions accidentelles récurrentes qui souillent les cours d’eau, comme des ruptures de fosses à lisier. En 2020, un accident dans une usine de méthanisation d’Engie a pollué gravement le fleuve Aulne, privant d’eau courante près de 180 000 habitants pendant plusieurs jours.
« Bretagne, une terre sacrifiée », résume le titre d’un documentaire de France 5 en 2021, qui fait réagir le monde politique régional, et témoigne du clivage de la société bretonne.
La tension grimpe dans les villages
De nombreux projets de création ou d’extension de fermes-usines suscitent de vives oppositions locales. Les relations de voisinage se détériorent, les manifestations d’écologistes et de riverains se heurtent à des contre-manifestations d’agriculteurs proches de la FNSEA, le syndicat agricole majoritaire. Une part du mouvement écologiste se radicalise, et le lobby agro-alimentaire breton appelle à davantage de répression de ses opposants.
Ce lobby, il a été mis en lumière en 2019 par la BD-enquête Algues vertes, l’histoire interdite, d’Inès Léraud et Pierre Van Hove. Énorme succès en librairies, le livre est un séisme en Bretagne qui ouvre une brèche dans un sujet souvent tabou. L’année suivante, près de 500 journalistes, rédactions et syndicats de journalistes alertent par courrier le président de la Région des pressions, procès-bâillons et mécaniques de censure qu’ils subissent lorsqu’il s’agit d’enquêter sur les zones d’ombre de l’agro-industrie. Des pressions et intimidations qui iront jusqu’au dangereux sabotage de la voiture de la journaliste de Radio Kreiz Breizh, Morgan Large, en mars 2021. Fait exceptionnel en France : Reporters Sans Frontières réclame sa mise sous protection policière. En vain.
Plus qu’un lobby, un système
L’agro-industrie bretonne est très organisée. L’une de ses têtes pensantes a longtemps été attribuée à un think tank breton qui réunissait décideurs politiques et économiques : l’institut de Locarn. Une de ses émanations, « Produit en Bretagne », au célèbre logo flanqué d’un phare, est le réseau emblématique qui fédère, entre autres, les poids lourds de la grande distribution et de l’agro-industrie. Quant au lobbying du modèle productiviste, c’est surtout l’association Agriculteurs de Bretagne qui s’en charge : dans la presse, sur les marchés, dans les stades de foot, sur des panneaux aux entrées de villages, dans les écoles agricoles… Elle associe bien sûr des agriculteurs, mais surtout les principaux acteurs de l’agro-industrie : la chambre d’agriculture, des banques (Crédit Mutuel, Crédit Agricole, Groupama…), une quantité d’entreprises, dont les plus grosses coopératives (Eureden, Saveol, Bret’s, Evel’Up, Le Gouessant, la Sica, Even, Timac Agro, Sanders…), des lycées agricoles, et même des industriels de l’énergie (EDF, GRDF, GRT Gaz) ! Les collectivités publiques ne sont pas oubliées : plus de 200 communes sont officiellement partenaires.
Mais la proximité avec les institutions va plus loin. Spécificité bretonne : la Région, en plus de subventionner fortement les poids-lourds de l’agro-industrie locale, est même entrée au capital de certains d’entre eux. Par exemple, elle est actionnaire à hauteur de 5 millions d’euros du mastodonte agro-alimentaire Eureden, issu de la fusion de D’Aucy et de Triskalia, une coopérative empêtrée dans différents scandales. Deux millions d’euros d’argent public sont aussi apportés au capital de la SAS Yêr Breizh (Poulets de Bretagne), partagé avec la multinationale saoudienne Almunajem, du groupe LDC, et les coopératives bretonnes Terrena et Eureden. Soutien au secteur pour les uns, problème démocratique pour les autres, ces investissements publics divisent.
Naissance d’un lobby breton alternatif
Mais les voix critiques trouvent de plus en plus d’écho au sein de la société bretonne. Fait inédit, en mars dernier, une sorte de lobby breton alternatif a vu le jour. Une trentaine d’organisations écologistes, syndicales, agricoles et universitaires, se sont unies pour « imposer, dans de brefs délais […] une agriculture véritablement nourricière, paysanne et biologique, […] avec pour objectif le quadruplement du nombre des paysan·ne·s ». Le « modèle breton » est puissant, certes, mais les alternatives agricoles sont elles aussi bien enracinées dans la région. Un syndicaliste membre de la nouvelle coordination résume son point de vue : « En Bretagne, on a tout : le pire, mais aussi le meilleur ! »
Yann-Valo Kerbra