Au Cameroun, un foyer accueille des garçons qui vivaient de cambriolages, ont perdu leurs parents ou sont en décrochage scolaire. Le temps pour eux de se « stabiliser », puis de retourner à l’école ou d’apprendre un métier. Venus de régions en guerre ou des rues de Douala, ils ont déjà derrière eux des vies pleines d’embûches mais sont tournés vers leur avenir.
Écoutez cet article, lu par Benjamin Huet :
La main qui s’agrippe cherche à vous retenir, longtemps, jusqu’à ce qu’une nouvelle idée passe par la tête de Joël. Il doit avoir douze ans, mais la vie l’a déjà cabossé. Si vous en avez assez qu’il vous escalade et que vous l’envoyez paître, comme cela lui arrive 20 fois par jour, il repartira de sa démarche bancale, restera dans son coin ou se mêlera aux autres, à l’affût de petites joies : une danse, un câlin, un compliment, un stylo neuf, une blague gentille… Son visage rond semble refléter son état intérieur. Tantôt rayonnant, sourire lumineux et yeux grands ouverts. Tantôt d’une tristesse insondable, replié sur des pensées que lui seul connaît.
Ici, tout le monde l’appelle Mabondi, le nom de son village où il dit qu’il retournera. Selon Calvin, responsable du foyer Saint-Nicodème de PK24 (point kilométrique 24), c’est une manière de « mieux communiquer » avec cet enfant, qui parle peu et s’exprime dans un anglais traînant. Ils sont ici quelques anglophones, venus du Nigeria, de Centrafrique ou, comme Joël, du Nord-ouest et du Sud-ouest (Noso) du Cameroun, où une guerre fait rage entre l’État et des groupes séparatistes. Les parents du garçon ont été tués et il s’est retrouvé abandonné, traumatisé, affaibli par de violentes crises d’épilepsie. Ça fait quatre ans qu’il vit à PK24 où tout le monde a fini par s’habituer à son côté déjanté, même s’il n’échappe pas aux moqueries et rebuffades. « Normalement, quand un jeune arrive ici, on cherche à entrer en contact avec sa famille, explique Calvin. Mais la situation dans le Noso est trop dangereuse pour qu’on y envoie des éducateurs. »
Pendant les vacances scolaires, Mabondi participe tant bien que mal aux travaux des champs ; joue la mouche du coche ; pique des stylos qu’il serre dans son poing puis égare ; se blesse ; cherche de mille façons à attirer l’attention sur lui et assouvir sa soif d’affection. Le père Bernard, l’un des prêtres du foyer qui est aussi médecin, vérifie qu’il mange, lui donne son médicament et quelques mots d’encouragement. Quand il est vraiment trop poisseux à force de traîner dans la chaleur et les mêmes vêtements, un adulte ou l’un des jeunes plus âgés l’envoie d’autorité se laver. Mais le jour de la rentrée, ce n’est plus le même garçon. Prêt à l’heure, propret et décidé dans son uniforme rose et bleu marine, il part seul à l’école. Seul petit détail loufoque : des lunettes de soudeur, récupérées on ne sait où, sont fixées sur son front.
Reconnue en tant qu’institution de protection de l’enfance, la chaîne de foyers Saint-Nicodème reçoit des jeunes placés par les services sociaux ou la justice du Cameroun. « Certains viennent d’eux-mêmes, après un coup dur dans la rue, mais en général ils ne restent pas », précise le père Serge, directeur de la chaîne qui compte cinq centres d’accueil et de formation.
« Je suis trop têtu »
Perte des parents, conflits familiaux, décrochage scolaire, délinquance… Les situations sont variées et se superposent. Silvio, 13 ans, est là depuis septembre. « Je suis trop têtu. Je partais quand je voulais, je n’écoutais pas… Ma mère n’en pouvait plus ». Il est pour l’instant en « stabilisation » : il s’habitue à la vie au foyer, travaille aux champs, se remet à la lecture et à l’écriture avec l’aide d’une bénévole. À l’automne, il devrait retourner à l’école. « Je préfère être ici parce qu’il y a des fruits : oranges, goyaves », confie le garçon qui a grandi à Douala.
Des kilomètres d’étalages et d’échoppes, mêlés d’embouteillages où les nuées de motos slaloment entre les voitures : Douala, avec son port, est le plus gros centre économique du pays, tandis que Yaoundé est la capitale politique. En 2015, la population était estimée à 4 millions de personnes, mais elle augmente à vue d’œil avec plus de 100 000 nouvelles personnes chaque année, venues pour fuir un conflit ou tenter leur chance. Le plus souvent dans l’économie informelle. L’habitat, précaire et en dur, grignote l’espace. Les quartiers et localités situés le long de la route de l’est, en direction de Yaoundé, sont nommés en fonction de leur distance à Douala : PK10, PK14, PK 17…
En voiture, il faut bien 2 heures sur une route pleine de trous pour aller du centre de la ville au point kilométrique 24, où se trouve le foyer Saint-Nicodème de « stabilisation ». Des champs, des habitations, quelques bars et boutiques, un poste de police qui contrôle la circulation des produits végétaux et animaux : c’est la campagne.
« Dans la rue, il faut fuir la mort »
Cet éloignement aide les jeunes qui faisaient partie de gangs et vivaient de cambriolages à rompre avec leurs habitudes. C’est le cas de Patrick, 22 ans, qui est là depuis près d’un an.
Patrick devrait travailler dans la chaudronnerie ou la soudure, « mais pour moi la réussite, ce serait d’avoir une entreprise qui investit dans les projets camerounais ». Il partira lorsqu’il sera capable de gagner sa vie. « Je n’ai plus l’âge de rentrer à la maison. »
Junior, 19 ans, est passé par PK24. Il vit aujourd’hui en centre-ville, dans un autre foyer, quartier Brazzaville, où il suit une formation professionnelle. C’est lui aussi un enfant des rues de Douala.
Quand celle-ci l’a envoyé à PK24, il y a six ans, « j’ai ressenti qu’elle voulait se débarrasser de moi. Mais si j’étais resté, je serais devenu comme mon grand frère, qui fume trop et travaille au jour le jour ».
« J’ai survécu parce que j’étais discipliné »
Youssouf, lui, a perdu depuis des années la trace de ses parents, avec qui il avait quitté son pays, la Centrafrique. « Mon père avait deux femmes, ma mère était partie… J’ai préféré retourner chez moi. » Mais la guerre civile, qui a éclaté en 2013 en Centrafrique, l’a repoussé vers le Cameroun. Il avait alors quatorze ans. Pris en charge en tant que réfugié, il n’a pas retrouvé ses parents, sans doute restés à l’est du Cameroun. « Parfois, les autres ont une visite de leur famille. Ça me pousse vers le souvenir de mes parents. J’attends la fin de l’année scolaire pour aller dans l’est, essayer de les retrouver. » Il reviendra ensuite, pour continuer sa formation. « Mon rêve, c’est de devenir un ingénieur dans l’électricité. »
Assis sur la terrasse du foyer, Bobo utilise une bouteille en plastique comme support, et tranche avec sa lame de rasoir un fin cordon de coton. Il fabrique des bracelets en macramé, sur commande, aux personnes qui lui fournissent le fil. « J’ai appris ça dans la rue, où je suis parti à 7 ans. J’avais une maman qui criait trop, frappait, et je ne supporte pas ça. » À 21 ans, Bobo a l’air d’en avoir beaucoup moins. Menu, plein d’humour, il n’hésite pas à dénoncer les règles et les comportements qui lui semblent injustes. Ça fait quatre ans qu’il vit à PK24, où il est arrivé après une longue expérience de la rue. « Quand j’étais petit, des mamans qui me voyaient me donnaient à manger, dit-il. J’ai vécu de la mendicité, et j’ai survécu tout ce temps parce que j’étais discipliné. Quand tu vis dans la rue, il faut obéir aux grands qui te disent d’aller chercher de la nourriture, des cigarettes, de la drogue. » Après avoir dormi dans plusieurs grandes villes, il considère que la rue est « un deuxième monde », bien distinct de l’autre. Sa religion, l’islam, qui l’obligeait à faire ses cinq prières par jour, l’a selon lui aidé à garder une discipline de vie. Après avoir « appris à faire les kebabs avec une mama », il aimerait se former à la cuisine européenne.
Rudy, rescapé de la rue devenu éducateur
La chaîne des foyers Saint-Nicodème a été fondée en 1996 par sœur Marie Roumy, une religieuse française qui s’est engagée auprès de la population des quartiers pauvres de la ville. « Elle était à couteaux tirés avec les dealers de Douala ! », sourit le père Serge. Lorsque son grand âge ne lui a plus permis de gérer les foyers, la direction masculine de sa communauté, la congrégation du Saint-Esprit, a pris la suite. C’est ainsi que trois « pères » et un « frère » (futur prêtre en formation) camerounais participent à la vie du foyer de PK24, aux côtés d’éducateurs laïques.
Toujours présent pour une partie de foot, capable de jongler avec des quilles en équilibre sur son monocycle ou d’apprendre aux garçons comment former une pyramide acrobatique, Rudy fait partie de ceux qui se relaient, le jour et la nuit, auprès des jeunes. Il sait comment leur parler : « J’ai été comme eux. » La sœur Marie Roumy était encore au foyer lorsqu’il est arrivé. « À 9 ans, j’étais déjà dans la rue. Mes parents étaient morts. On était quatre. La famille a récupéré mes frères et sœurs, mais pas moi : je dormais déjà à l’extérieur. » Rudy a fait partie de ces jeunes qui ne s’habituent pas à la discipline de Saint-Nicodème.
D’après Calvin, le responsable du centre, « c’est le chef de quartier qui a supplié la population de ne pas le tuer », et a prévenu le centre. « Quand on m’a soigné, il y avait un groupe de Français qui faisaient des cours d’animation, raconte Rudy. Ça m’a intéressé, et c’est ce qui a fait que je suis resté au foyer. »
À l’époque, la compagnie canadienne Cirque du soleil était présente au Burkina Faso, où elle formait des jeunes aux arts du cirque. Rudy a été envoyé en stage. « On a découvert son talent, raconte Calvin. Ça l’a changé. » « Dès que je suis revenu, on m’a demandé si je voulais travailler pour la maison, se souvient Rudy. Aux jeunes, j’essaie d’expliquer que j’ai vécu dehors, moi aussi. »
Un reportage de Lisa Giachino