Rares sont les philosophes qui « pensent » les violences. C’est le cas d’Olivier Abel, célèbre professeur d’éthique et disciple de Ricoeur. Profitons-en.
L’âge de faire : Quel a été pour vous le point de départ de votre réflexion ?
Olivier Abel : Jusqu’à l’intervention policière contre les occupants de la Zad de ND-des-Landes du 9 avril, je regardais tout ça de très loin. Ce combat me paraissait imprégné d’une logique trop anti-institutionnelle. C’est quand j’ai vu la disproportion des moyens mis en œuvre par la puissance publique pour procéder aux expulsions et aux destructions d’habitats en comparaison si fragiles, que je me suis dit :
« Ce n’est pas normal ».
C’est à mon avis révélateur d’un durcissement de nos sociétés, peut-être du côté des oppositions, mais surtout du côté du pouvoir, qui tolère de moins en moins d’écart à l’ordre public.
Si l’on compare avec l’après-68 par exemple, le pouvoir ne parlait jamais de « zones de non droit » pour qualifier les communautés qui squattaient des terres, et il y en avait pourtant beaucoup plus qu’aujourd’hui. C’est, à mon sens, révélateur d’une société hyper-normative où la transgression de la norme devient, de fait, impossible.
L’État s’appuie sur des dispositifs de contrôle et de répression tellement sophistiqués qu’ils empêchent toute transgression.
En quoi est-ce important d’avoir au moins la possibilité de transgresser la norme ?
O. A. : Une société politique, c’est une société dans laquelle il y a des lois, bien sûr, et on y tient, on les élabore ensemble, etc. Il est tout à fait normal de sanctionner celui qui ne respecte pas la norme, néanmoins, sur les bords, si les lois ne vont pas, on doit pouvoir les transgresser. Sinon, on ne peut plus parler de société politique, mais de « société bétaillère », de société technologique où l’humain n’a plus sa place.
Imaginons le sort de la Résistance si les papiers d’identité avaient été infalsifiables ! Il faut toujours avoir la possibilité de transgresser la norme, quelle qu’elle soit. Je pense que de tous temps, les grandes inventions ne se sont pas faites au cœur des sociétés, mais à leurs marges. Le feu, par exemple, aurait été inventé dans des petits campements de jeunes marginaux, chassés de la société par les mâles dominants ! Encore aujourd’hui, ce sont les laboratoires que l’on autorise à être improductifs, déconnectés des contraintes économiques, qui vont faire les plus grandes dé- couvertes.
C’est aussi vrai dans les arts, dans l’histoire de la pensée si l’on songe aux monastères, ou encore aux communautés politiques comme la zad, où sont expérimentées d’autres façons de vivre ensemble. Or, aujourd’hui, la société étouffe toute possibilité d’être à la marge. Qu’on autorise et qu’on donne les moyens à ces marges, serait, au contraire, signe d’intelligence. Les marges apportent, par leur inventivité, à l’ensemble de la société.
Que peut craindre l’État, et une partie de l’opinion publique, au point de trouver insupportable qu’une centaine d’individus veuille vivre différemment ?
O. A. : Peut-être parce que les zadistes mettent le doigt là où ça fait mal : Pasolini disait que le tort commun de nos sociétés est de considérer que la pauvreté est le pire des malheurs.Nos sociétés et leurs économies sont fondées sur cette peur de la pauvreté. Il y a donc quelque chose d’insupportable pour elles à voir émerger des modes de vie qui ne se construisent pas à partir de cette peur. C’est peut-être une explication.La société veut se protéger de ses marges qui bouleverseraient trop sa structure interne, marges qui sont pour- tant souvent ses éléments les plus fragiles.
Transgresser, c’est aussi sortir de sa carapace, dites-vous. Les dispositifs techniques per- mettent autant aux individus qu’à la société de renforcer leur carapace, de se protéger de plus en plus contre l’extérieur.
O. A. : Barthes parlait de se « déprotéger ». Il me semble en effet que nous sommes dans une société « enrobée », qui ne cesse de s’encapsuler pour se protéger. Or, plus on se protège, plus on est dangereux pour les autres : on le voit par exemple avec les voitures, de plus en plus grosses et carapacées. C’est la course à la protection.
Ainsi, plus on veut se protéger, plus on crée des fragiles, qui vont à leur tour vouloir se protéger plus, etc. C’est cet imaginaire là qui me semble terrifiant, qui conduit à un monde de plus en plus dur, dont les premières victimes sont ceux qui ne veulent, ou ne peuvent se protéger. Je pense ici aux migrants, aux vieux, aux plus pauvres, à tous ceux qui vivent dans la précarité, placés dans cette injonction d’être compétitifs, rentables, flexibles, conformes, ou de disparaître.
Quelle est la solution pour sortir de cette logique barbare ?
O. A. : On peut toujours renforcer les droits accordés aux plus fragiles, mais de mon point de vue, on reste dans le même imaginaire qui consiste à tout penser en terme de protection. Or, le philosophe américain Emerson disait que : « toute protection contre un mal nous place dans la dépendance à ce mal. »
Autrement dit, n’envisager que la protection consiste à voir la vie uniquement à travers la peur du malheur. Or, vivre, c’est désirer du bon ! La seule solution pour sortir de cette logique infernale, c’est que les plus forts se déprotègent, reconnaissent leur part de fragilité. Cela vaut pour les pouvoirs publics dans leur attitude face aux « marges », mais cela vaut aussi pour les individus.
Or, dans nos sociétés ultra-libérales, on veut la loi là où l’on est faible, mais on a du mal à admettre que l’on puisse être aussi « le fort » contre lequel il faut protéger les autres. Ou que demain, on puisse être le faible.
Vous êtes un disciple du philosophe Paul Ricoeur dont vous avez été l’ami proche. Le président Macron dit s’en inspirer pour mener son action politique. Qu’en pensez- vous ?
O. A. : Ricoeur disait qu’il faut faire appel à la « capacitation » des personnes, mêmes les plus vulnérables, pour les sortir, justement, de leur vulnérabilité. Mais il disait également l’inverse : il faut aussi que les plus capables reconnaissent en eux leur part de vulnérabilité. C’est ce qu’on vient de voir comme solution pour sortir de la logique du « toujours plus ».
Ainsi, je ne souscris pas au discours en vogue du « premier de cordée », du soi disant plus ca- pable, qui tirerait tout le monde vers le haut. C’est oublier que même les plus capables, à un moment ou à un autre, sont fragiles, ont besoin d’institutions qui les protègent, de proches qui prennent soin d’eux, etc. C’est aussi s’interdire de reconnaître que nos institutions, nos ser- vices publics, notre planète sont fragiles, et ont besoin de notre attention.
Ainsi, de la même manière qu’un discours où l’on ne serait que fragile ne marche pas, un discours qui serait uniquement fondé sur la « capabilité » est incantatoire, voire extrêmement dangereux pour les personnes qui traversent des épreuves très dures dans leurs vies.
Propos recueillis par Fabien Ginisty
Au sommaire du numéro 137 – Janvier 2019 :
- EDITO : La violence c’est la pauvreté
- Mobicoop, alternative à Blablacar
- COURRIER ET CONCOMBRES
- EHPAD : Des poneys dans les couloirs
- Algérie : Une cité écolo
- ENTRETIEN : Des policiers et gendarmes contre la prohibition des drogues
- Livre : NJINGA, reine africaine
- Nos lecteurs sont formidables
- ACTU : Climat, nuit de garde à vue pour 2 militants
- Une nouvelle ZAD en Dordogne ?
- GRRR-ONDES : Mon smartphone à 4 ans
- LORGNETTES : Les cabanes des gilets jaunes : un jeu très sérieux
- Le kérosène d’abord !
- L’atelier : Au jardin, rubrique à bec, la pause Qi Gong, jouons z’un brun
- Fiche pratique : Démasquer les stéréotypes sexistes
- Changement de tarifs et campagne d’abonnements