Entre recyclage, agriculture et écoconstruction, la communauté Emmaüs de Lescar-Pau invente depuis 1982 son propre modèle, dans lequel 130 compagnons se reconstruisent tout en construisant leur utopie collective. Visite d’un village totalement alternatif.
« Putain mais regarde ça, c’est magnifique.»
Jean, maître de conférences à la retraite, connaît le lieu comme sa poche. Il est bénévole et militant de longue date du village Emmaüs de Lescar-Pau (Pyrénées-Atlantiques).
Pourtant, ce samedi 27 juin, il s’en émerveille encore : « Tu te rends compte que tout ce que tu vois là, ce sont des parias de la société qui l’ont construit ». Ils sont 130, ces parias, qui créent et (ré)inventent sans cesse le village. Le résultat de leur travail : une microsociété dans laquelle se mêlent écoconstructions, indépendance économique, agroécologie, militantisme, culture, lien social…
Cette « expérimentation», débutée en 1982, s’étend désormais sur une vingtaine d’hectares. On y retrouve, au centre du village, l’activité classique d’Emmaüs, le « brick » : la récupération, la réparation puis la revente d’objets et de vêtements. Tout ce qui n’est pas revendable est envoyé dans la grande déchetterie que possède également le village.
Et tout cela fonctionne sans le moindre euro d’argent public !
Germain, le « chef du village», met en effet un point d’honneur à refuser toute subvention. Un joli pied de nez au système qui bénéficie finalement d’une infra-structure créée et gérée par des gens qu’il avait exclus. « Notre indépendance économique nous offre une grande liberté. On peut même se permettre de faire un peu de désobéissance au profit de l’homme et du collectif.», sourit Germain.
On ne répond pas au dogme de la réinsertion
C’est donc sans subventions – ni permis de construire – qu’ont été bâtis trente-six logements en éco-construction. Les petites mai- sons hébergent compagnes et compagnons, seuls ou en famille. Elles ont été attribuées en fonction de l’ancienneté des demandeurs et de leur situation personnelle.
L’objectif est de remplacer, d’ici quelques années, l’ensemble des mobilhomes et des bungalows qui abritent les autres compagnons. Seuls les derniers arrivés – ou ceux qui le souhaitent – sont logés en simple chambre individuelle.« On doit évoluer par rapport aux réalités politique, sociale et économique de notre époque», estime Germain, qui veut surtout éviter d’être « la bonne conscience du système néolibéral ».
Ici, donc, on ne répond pas au dogme de la réinsertion :
C’était encore valable pendant les 30 Glorieuses.
Aujourd’hui la réinsertion je l’estime possible pour une personne sur mille.On ne s’échine pas non plus à « reformater » les exclus pour les rendre au système.
Il s’agit plutôt de leur montrer que d’autres voies sont possibles.
Le capitalisme qui n’a jamais été aussi riche n’a jamais créé autant de précarité.
Et le chômage continue d’augmenter. Nous on ne va pas préparer les compagnons à replonger là-dedans.
D’autant moins qu’au sein de la communauté, on ne trouve plus seulement des exclus du système, mais aussi des personnes qui ont sciemment décidé de lui tourner le dos.
C’est le cas de Jacky, la cinquantaine et un CV long comme le bras. Le « chacun sa gueule», la surveillance, le flicage généralisé… « Ici, je me repose », explique-t-il, malgré ses 8 heures quotidiennes de réparation de matériel informatique – auxquelles il faut ajouter celles passées à réparer les ordinateurs des copains.
Ce qu’il fera après ? Il verra, il est justement là pour y réfléchir. Andrés a presque 30 ans de moins, mais lui non plus ne supporte pas certains travers de la société.
« Ici on est en collectif, on n’est pas chacun de son côté à se regarder le nombril. L’individualisme détruit tout.», estime-t-il, après une journée de maraîchage.
Rythme de travail devenu infernal, pression, fatigue… Nathalie, 50 ans, a quitté son emploi dans la fonction publique territoriale, qui la menait tout droit au burn out. Après avoir découvert le village en tant que bénévole, elle a décidé de s’y installer.
Pour quelques semaines, quelques mois, ou quelques années, « On verra. Le travail manuel [elle est au tri de livres] me fait du bien. Et ici, je sais pourquoi je travaille. Le village est organisé autour de l’humain, et pas autour de l’argent ».
Des investissements collectifs plutôt que des salaires
Evidemment, la plus grande communauté Emmaüs qui compte autant de profils différents que de compagnons, n’est pas à l’abri des critiques.
« Là, c’est l’été, les gens discutent, sourient… Mais l’hiver, c’est plus dur », explique Stéphane, un compagnon d’une trentaine d’années.
« Si le Medef venait ici, il serait émerveillé : on travaille beaucoup, on n’est pratiquement pas payés, on peut se faire virer du jour au lendemain », s’énerve un autre.
Certes logés et nourris, les compagnons touchent moins de 500 euros par mois pour 40 heures de travail hebdomadaire. Et, effectivement, ils peuvent être mis dehors sans préavis par le chef du village, dont le pouvoir irrite certains.
« Je suis pour un système horizontal, mais là, le chef est très présent », regrette un compagnon.
« C’est vrai, je ne crois absolument pas à l’autogestion », assume Germain.
Et plutôt que d’augmenter les salaires, la politique consiste à réinvestir dans l’amélioration du village. L’un des derniers achats réalisés : 9 hectares supplémentaires de terrain, ce qui permettra d’agrandir la zone de maraîchage et d’élevage.
Plusieurs bâtiments sont également en construction : une « maison de la semence », un petit abattoir, ou encore une « maison de l’Amérique latine » dans laquelle devraient se tenir conférences, débats et expositions.
« Si tu ne comprends pas pourquoi tu es ici, les raisons de ce fonctionnement, tu ne peux pas te plaire », analyse André. Quant aux personnes exclues du village,« ça ne fait jamais plaisir, mais les compagnons qui débarquent doivent pouvoir s’appuyer sur la force collective pour se reconstruire. Alors, quand l’un d’eux tire le collectif vers le bas, on ne peut pas le garder ». Dans la très grande majorité des cas, les exclusions sont liées à d’importants problèmes d’alcoolisme.
Depuis une quinzaine d’années, l’alcool est autorisé dans l’enceinte, charge « à chacun de se responsabiliser ».
Briser l’image miséraliste
Le village est ouvertement militant. « La ferme par exemple, avec la recherche de l’autosuffisance en bio, c’est un acte politique », explique Germain. Arrachage de plans OGM, manifestations, participation à l’Alternatiba local…
Les compagnons de Lescar ne se contentent pas de regarder le système bien en face, ils luttent aussi contre ses abus.
Chacun est invité à devenir un porteur de projet.
En construisant notre utopie, on reconstruit les hommes. Dans certaines structures d’accueil, ou avec le RSA, les exclus sont maintenus dans une espèce d’état végétatif.
Une idée force est également de s’ouvrir au maximum au monde, tout en brisant l’image misérabiliste qui colle à la peau d’Emmaüs. La ferme pédagogique fait venir les groupes scolaires, les maisons de retraite ou les familles qui peuvent pique-niquer sur place.
Le camp de jeunes attire des dizaines de curieux qui s’intègrent au village, l’espace de quelques jours ou quelques semaines. Le festival – dont la sixième édition s’est tenue fin juillet – est aussi un grand moment de partage organisé autour de 30 000 personnes, le temps d’un week-end. Cette année, du 24 au 26 septembre, c’est aussi au village Emmaüs de Lescar que se tiendront les journées internationales du Réseau Semences Paysannes. Il faut dire que le slogan de ce rendez-vous sied parfaitement à l’endroit : « Sème ta résistance ».
Nicolas Bérard
Plus d’information sur le Emmaüs Lescar-Pau
Salarié depuis un an pour s’occuper de la ferme, Maxime ne manque jamais de travail.
Les journées sont longues mais, finalement, ça ne me change pas beaucoup : avant, je faisais ma journée au champ et le soir, je militais. Ici, je fais les deux en même temps !
La ferme s’étend sur près de 20 hectares, avec comme objectif de parvenir à l’autosuffisance alimentaire. Ce qui n’est pas rien : les 130 compagnons prennent, chaque midi, leur repas ensemble au restaurant du village. Et tous ceux qui le souhaitent (une quarantaine au moins) y mangent aussi le soir.
Avec l’aide des compagnons, Maxime réorganise les parcelles, expérimente, applique de nouvelles techniques.
Sans pesticides ni désherbant, ils se rapprochent du but poursuivi : en été, 85 % des légumes préparés par Gabi, le truculent chef cuistot anar du restaurant – « Je ne suis chef de rien ! » – proviennent déjà de la ferme.
Ainsi que la totalité des poulets, lapins, cochons… «La ferme est complètement intégrée dans le village », apprécie Maxime.
« Tous les investissements qu’on peut faire dépendent du brick, on est en lien permanent avec l’atelier mécanique pour nos machines et bien sûr, avec la cuisine. »
Au sommaire du numéro 135 – Novembre 2018 :
- EDITO : Ode aux chercheurs chafouins nocivité des ondes : une première judiciaire
- Campagne d’abo ! On continue !
- Espagne : Les oliviers d’Oliete
- Entretien : Encore un circuit automobile dans l’Aisne
- Livre : La « mondophagie » du tourisme
- Reportage : Oléron carbure à l’huile de friture
- Total s’enlise dans l’huile de palme
- Infographie : Médias français : qui possède quoi ?
- Les actualités : Marseille : le feu à la plaine
- Grrr ondes : Santé et champs électromagnétiques : ne cherchons plus
- Reportage : L’arche de stella
- Climat : Entretien avec Mariama Diallo, Alternatiba Dakar
- Fiche pratique : pas bêtes les sacs !