L’économiste Baptiste Mylondo répond aux objections concernant sa version d’un revenu inconditionnel, qu’il veut émancipateur et facteur de décroissance.
Suite et fin de l’entretien paru dans le numéro 110 de L’âge de faire.
L’AdF : Parce que toute action individuelle participe à « faire société », vous estimez que toute action contribue à l’enrichissement collectif.
Baptiste Mylondo : Pas tout à fait. À mon sens, pour qu’une activité contribue à l’enrichissement collectif, elle doit répondre à deux critères. Le premier est positif et individuel : cette activité doit être entreprise par au moins une personne. Le second est négatif et collectif : l’activité ne doit pas avoir été jugée nuisible et, à ce titre, interdite par la loi. Si elle répond à ces deux critères, une activité me semble contribuer à l’enrichissement collectif.
Certains réclament une validation collective et explicite de l’utilité sociale, a priori ou a posteriori. Je considère qu’une validation tacite suffit. Nous sommes des êtres sociaux, nous recherchons la reconnaissance de nos pairs, et c’est ce qui nous pousse à nous engager dans des activités que les autres valoriseront. Inversement, si nous nous engageons dans une activité et qu’elle reçoit la réprobation de l’entourage, il y a de fortes chances pour que nous arrêtions cette activité !
Faut-il vraiment que des gens se réunissent en commission pour décider si telle activité est utile ou inutile ?
Quid des « passagers clandestins » ? De ceux qui refuseront toute activité enrichissant le gâteau collectif ?
B.M. : On ne peut pas construire un projet politique en fonction de l’existence éventuelle de passagers clandestins. Faut-il supprimer la protection sociale au prétexte qu’une fraude à certaines prestations est avérée ? On entre dans une logique absurde de punition collective.
De peur qu’il y ait quelques passagers clandestins, nous renoncerions au revenu inconditionnel pour tous ?
Ou alors il nous faudrait accepter toute une série de contrôles visant à confirmer ou infirmer notre utilité sociale, contrôles fondés par conséquent sur une suspicion généralisée d’inutilité ? Par ailleurs, j’attends toujours qu’on me montre un passager clandestin, quelqu’un qui ne contribuerait jamais à l’enrichissement collectif, qui refuserait de participer à la société.
Si une telle personne existe, mais j’en doute sérieusement, je ne pourrais que la plaindre et lui tendre la main, mais certainement pas la punir !
Qui pour ramasser les poubelles ?
B.M. : C’est une autre question importante que le revenu inconditionnel [RI] permet de soulever. Elle met en lumière la violence de notre société qui impose aux plus pauvres de réaliser les boulots les plus pénibles. Instaurer un RI, ce serait permettre à ces pauvres d’y échapper aussi, comme la plupart d’entre nous aujourd’hui…
Peut-on vraiment considérer ça comme un problème ? Si plus personne ne veut faire ces boulots pénibles, il faudrait chercher à les supprimer, autant que possible. Cela peut vouloir dire accepter une perte de confort au nom du refus de l’exploitation des plus pauvres.
Personnels de ménage, agents de centres d’appels, liquidateurs du nucléaire ou ouvriers des sous-traitants de l’informatique, autant d’expressions de l’exploitation contemporaine. Si on juge l’exploitation inacceptable, alors il faut s’en passer, autant que possible. Pour revenir aux poubelles, notre premier réflexe doit donc être de réduire notre production de déchets, non seulement pour la planète, mais aussi pour ceux qui les ramassent !
Par ailleurs, nous pouvons gérer nous-mêmes une bonne partie de nos ordures, notamment celles qui puent et qui rendent le boulot d’éboueur si pénible. En fin de compte, pour ne pas exploiter les autres, il suffit de partager les tâches, de faire soi-même, de faire avec les autres, de développer la polyvalence dans l’emploi pour mêler tâches ingrates et tâches plus plaisantes ou gratifiantes.
Comment feriez-vous pour financer un tel revenu, fixé à 1 000 euros par adulte et 200 euros par enfant ?
B.M. : La mesure coûterait 700 milliards d’euros, soit un tiers du PIB. Une petite partie serait financée par la suppression de certaines prestations sociales, car le RI serait d’un montant supérieur : allocations familiales, RSA, bourses d’études.
Je préconise aussi de supprimer les allocations logement, qui profitent d’abord aux propriétaires, et de les remplacer par un encadrement strict des loyers.
L’essentiel du financement du RI viendrait d’une augmentation de l’impôt sur le revenu, et d’une augmentation forte de sa progressivité, par tranches.
Les premiers 1000 euros ne seraient pas imposables, la tranche suivante serait un peu imposable, la tranche d’après un peu plus, et cætera jusqu’à une dernière tranche, imposable à 100 % : la mise en place d’un RI suffisant pour vivre doit s’accompagner de la mise en place d’un revenu suffisant maximum au-delà duquel on dit « stop, au-delà, c’est trop ».
Par rapport à l’impôt actuel, seuls les 20 % les plus riches y perdraient. 8 Français sur 10 y gagneraient, ou ne verraient pas la différence. On peut compléter ce financement avec une fiscalité progressive sur le patrimoine et ses revenus, domaine où les inégalités sont encore plus marquées.
Quoi qu’il en soit, on voit que les solutions existent pour financer un tel RI, et qu’elles bénéficieraient à l’écrasante majorité.
Et si personne ne veut « travailler plus pour gagner plus »? Comment ferons-nous pour financer le revenu inconditionnel ?
B.M. : La question ne se pose pas en ces termes. Si, après avoir instauré un revenu inconditionnel, plus personne ne veut « travailler plus pour gagner plus », alors nous changeons de société. Ce serait la preuve qu’aujourd’hui, nous produisons trop, que nous consommons trop, et que nous préférerions nous contenter de moins pour avoir plus de temps à consacrer à d’autres activités.
Bref, ce serait la preuve que les décroissants, dont je suis, ont raison.
En outre, il faut bien comprendre que le RI est un remède pour une société malade du marché et de la croissance. Si, une fois un revenu suffisant en poche, la plupart des gens décident de quitter leur emploi (ou réduire le temps qu’ils lui consacrent) pour s’adonner à leurs activités en dehors, cela veut simplement dire que les modes de production changent, et que les modes d’allocation des richesses changent également, en s’affranchissant du marché.
Dans une société qui verrait le champ de la gratuité s’étendre à mesure que la sphère marchande reculerait, le versement d’un revenu inconditionnel plus faible ne serait pas problématique.
Ce serait même un signe de guérison progressive de notre société.
Propos recueillis par Fabien Ginisty
Baptiste Mylondo enseigne l’économie et la philosophie politique. Les mouvements décroissants qui sont favorables à un revenu de base s’appuient principalement sur ses travaux.
DES PISTES MULTIPLES POUR FINANCER LE REVENU DE BASE :
Le Mouvement français pour un revenu de base publie ce mois-ci un livre qui présente toutes les modalités envisagées aujourd’hui pour financer le revenu inconditionnel.
D’après les calculs du Mouvement français pour un revenu de base (MFRB), 179 milliards d’euros sont nécessaires pour financer un revenu de base « a minima », c’est à dire équivalent au RSA.
Le financement d’un revenu inconditionnel pour tous nécessite ainsi une réforme profonde de la fiscalité.
Refonte de la fiscalité sur les revenus et le patrimoine, taxe sur la rente associée à l’automatisation de la production, TVA majorée pour les biens de consommation ostentatoire, et pour le commerce en ligne, création monétaire sous forme de dividende universel…Le MFRB publie ce mois-ci un livre qui présente, chiffres à l’appui, les différents outils envisageables pour financer le revenu de base.
Le choix de l’outil de financement revient finalement au politique, car ce choix dépend de conceptions différentes de la justice sociale (Taxer les entreprises ? Les travailleurs ? Les consommateurs ? Les revenus ou les patrimoines ? Les riches ou tout le monde ?…).
Le MFRB regroupant des militants aux tendances idéologiques différentes, l’ouvrage ne prend pas parti sur l’outil qui serait le plus approprié, et ne s’engage pas non plus sur le montant « souhaitable » du revenu de base.
Dans la plupart des cas, les économistes se basent donc sur un montant minimum, équivalent au RSA actuel, pour présenter leurs calculs.
En fonction des « rapports de force politiques », rien n’empêche d’augmenter les taux, ou de cumuler les modes de financement, précisent les auteurs.
Revenu de base. Comment le financer ? Panorama des modalités de financement.
MFRB, coord. Jean-Héric Hyafil et Thibault Laurentjoye, éd. Yves Michel, sept. 2016, 192 p., 12 euros.
Cet article est paru dans le numéro 111 de L’âge de faire à commander ici
Sommaire du numéro 111 – Septembre 2016 :
- EDITO : La vie en train / Occupation de terres aux Antilles
- LE COURRIER
- ON N’EST PAS DES CONCOMBRES
- Ramassage scolaire : Départ canon du vélo-bus
- L’ENTRETIEN : Eté d’urgence à bure
- REPORTAGES : Sos Amitié / Vacances au collectif
- ACTUS : Crise du lait : lactalis, et après ?
- LA LORGNETTE : Pour une mort digne des animaux / Le revenu de base, « oui mais… »
- L’ATELIER : Recup’ couture / Recup’ palettes / Jardin / Plantes / Informatique…
- DOSSIER et cartographie : Mines : Notre affaire à tous.
Alors que les ravages provoqués par les anciennes mines commencent à peine à être pris en compte, le gouvernement et les industriels parlent d’en ouvrir de nouvelles.Mais notre approvisionnement en matières premières doit d’abord faire l’objet d’un débat citoyen.