Par l’écoute, ils sauvent des vies. Rencontre avec des bénévoles de SOS Amitié qui témoignent de cet engagement particulier.
Une barre d’immeubles en banlieue lyonnaise, dont la localisation précise doit rester inconnue des lecteurs. Sur la boîte aux lettres, le nom de l’ancien propriétaire. On me fait pénétrer dans l’appartement en me demandant de garder le silence. Dans la pièce principale, derrière un bureau, une personne, tout absorbée par son écoute téléphonique, ne se retourne pas à notre passage. Nous traversons rapidement les lieux et nous installons dans une petite pièce adjacente.
Patrice referme la porte.
Voilà, nous pouvons parler.
La consigne a été respectée : je n’ai pas entendu une bribe de la conversation téléphonique.
SOS Amitié ne transige pas avec la confidentialité des appels.
SOS Amitié… Qui ne se souvient pas de Thierry Lhermitte, avec sa serpillière sur le dos, en train de répondre : « C’est cela, oui… ?»
Sorti des clichés du Père Noël est une ordure, que sait-on de ce service téléphonique qui permet à qui veut, de jour comme de nuit, gratuitement et anonymement, de trouver une personne disponible pour l’écouter ? Le service traite près de 700000 appels par an. Ils sont 1 600 écoutants bénévoles en France à se relayer derrière une cinquantaine de téléphones.
Il s’agit peut-être de votre voisin, ou de votre cousin :
Seuls mes très proches sont au courant. Savoir que je suis écoutante pourrait dissuader des connaissances d’appeler.
explique Françoise, directrice du poste de Caluire, basé dans cet immeuble
Pas question, bien sûr, de faire apparaître son nom de famille. L’anonymat protège aussi les écoutants.
Dépasser les préjugés
Ce matin d’août, dans la petite pièce, Françoise, Patrice et Hélène ne sont pas venus pour écouter des personnes en détresse, mais pour parler de cet engagement, dans lequel ils investissent une grande partie de leur temps libre. Comme les 30 autres bénévoles de Caluire, ils assurent au moins 5 permanences mensuelles de 4 heures, dont une session de nuit ou le week-end, ainsi que des temps d’échange en groupe.
Durant les 4 heures, quand les écoutants s’autorisent des pauses, ils prennent vite le réflexe de décrocher le combiné : les moments sans appel sont rarissimes.
L’écoute est très exigeante. C’est un engagement personnel et affectif, il ne suffit pas d’être de bonne volonté, relève Françoise, infirmière à la retraite. Au bout de 4 heures, on ressort lessivé, c’est très prenant.
Les écoutants ne sont pas pour autant masochistes : « Quand vous sentez, à l’intonation de la voix, que la personne au bout du fil est en train de s’apaiser, vous savez que vous avez été utile. Et quand les appelants vous remercient, c’est du miel ! »
Patrice, depuis 10 ans à SOS Amitié, évoque aussi la richesse qu’apportent les milliers de récits de vie qu’on lui a confiés :
À quelle autre occasion pourrais-je avoir une conversation avec, par exemple, un transexuel ? Être écoutant me permet de comprendre des choses, de dépasser mes préjugés. Je ne vois plus la foule anonyme de la même façon.
La création de SOS Amitié remonte à 1960. Le pasteur Jean Casalis et son épouse s’inspirèrent de l’initiative d’une association caritative britannique, à l’origine du premier service d’écoute de ce genre, au début des années 50.
Il s’étaient fait connaître en affichant une publicité qui disait : “Avant de vous suicider, appelez-nous !
Patrice est président de l’association SOS Amitié Lyon, qui regroupe deux postes d’écoute, dont celui de Caluire. L’association, indépendante juridiquement, est membre de la fédération SOS Amitié France, qui réunit 44 associations locales.
Reconnue d’utilité publique pour son action dans la prévention du suicide, la fédération est indépendante de toute confession religieuse.
Ce qui relie les associations locales, c’est la charte de la fédération, qui décrit notre philosophie et encadre notre pratique.
Là pour écouter, pas pour aider
Cela consiste en quoi, d’écouter ?
On n’est pas des coachs, on ne donne pas des conseils, poursuit le président. On est là pour écouter, pas pour aider.
Si on aide, tant mieux.
Les écoutants de SOS Amitié s’engagent à effectuer une écoute non-directive devant permettre à la personne appelante de « desserrer son angoisse. Elle tente de lui permettre de clarifier sa situation et de retrouver sa propre initiative », indique la charte.
Concrètement, on est beaucoup dans la reformulation, mais on n’est pas seulement dans le miroir. On se concentre sur ce que dit la personne, mais aussi sur ce qu’elle ne dit pas.
On est attentif aux silences, aux intonations, à tout indice qui nous permettrait de trouver un fil sur lequel tirer, très doucement, pour défaire un nœud. On doit être dans l’empathie, et en même temps avoir suffisamment de recul pour aider la personne à trouver ce fil par elle-même.Sans la voix, on a beaucoup moins d’informations sur la personne, c’est beaucoup plus délicat de tirer le fil. Il peut y avoir des silences de 5 minutes, c’est beaucoup plus stressant !
Hélène, la cinquantaine, est investie dans le service de messagerie internet qu’a développé récemment SOS Amitié. On peut y envoyer un courriel, ou avoir une conversation par messagerie instantanée, toujours de manière anonyme.
Elle se charge, avec d’autres, d’y répondre :
C’est une vraie nécessité, car certaines personnes n’ont pas la possibilité de téléphoner (adolescents, femmes battues…). Mais la relation est beaucoup plus anonyme, on a moins d’indices sur la volonté de l’appelant, seulement les expressions utilisées, qui peuvent renseigner sur l’âge. C’est très… virtuel !
Violence des mots
Le fait de venir dans cet appartement permet de se couper de tout le reste pour être mieux à l’écoute, mais aussi pour mieux se protéger.
On l’aura compris, les témoignages des appelants sont rarement légers. Inutile de donner des exemples précis.<Cela tombe bien : mes interlocuteurs respectent à la lettre leur devoir de confidentialité. Leurs silences etleurs regards en disent suffisamment. Ils évoquent les cris, les pleurs des appelants, parfois les insultes. « Le suicide est souvent évoqué pour exprimer un fort mal-être, qui s’estompe généralement au fil de la conversation. Les cas d’accompagnement au suicide sont rarissimes », précisent d’emblée les trois interlocuteurs quand j’évoque ces cas extrêmes. Mais ils existent. Les appelants ne cherchent alors pas à être dissuadés, « car c’est quelque chose qu’ils ont longuement mûri », mais à être accompagnés, « comme des mourants à qui l’on tiendrait la main ». Les écoutants ont alors la consigne de proposer à la personne d’appeler le Samu à leur place. Les « suicidants » n’acceptent pas toujours. « Le plus dur, c’est qu’on ne sait pas ce que fait la personne une fois qu’elle a raccroché. »
Au quotidien, les bénévoles écoutent attentivement le deuil, l’accident de la route, la longue maladie, la souffrance psychique, le harcèlement au travail, la solitude…
Une conversation est rarement neutre émotionnellement. Tous les écoutants ont leurs limites.
Partager pour évacuer
La plupart du temps seul dans l’appartement durant son créneau horaire, l’écoutant prend le temps d’échanger sur les appels les plus difficiles avec la personne qui vient le relayer. Il « dépose » ainsi la violence des situations dont il est le témoin, pour reprendre une activité normale un peu moins difficilement. Chaque mois, deux réunions de partage en groupe, coordonnées par un psychologue extérieur à l’association, sont également prévues pour « évacuer ». « On est seul, mais il y a une forte connivence au sein des groupes de partage, et se nouent parfois des liens d’amitié. J’ai l’impression que du fait de l’anonymat de notre travail, il y a moins de problèmes d’ego à SOS Amitié que dans d’autres associations… », sourit Hélène. En raison de problèmes de santé, Patrice n’assure plus le créneau de nuit, de 23 heures à 7 heures, durant lequel « les appels sont plus longs » et « l’ambiance un peu particulière ». « C’est un moment que j’appréciais, mais c’est quand même assez dur. Les médecins me l’ont fortement déconseillé. » Il s’inscrit donc de préférence sur la plage horaire précédente, « quand la nuit tombe » : « Je la trouve plus riche que les autres. » Durant les sessions d’écoute, chacun a ses habitudes : certains mettent le haut-parleur, d’autres reculent le fauteuil et se mettent à l’aise… Patrice, lui, se cramponne au combiné, les coudes sur le bureau.
J’ai l’impression que je suis plus proche. J’entends mieux les détails, les respirations…
Fabien Ginisty
Sommaire du numéro 111 – Septembre :
- EDITO : La vie en train – Occupation de terres aux Antilles
- LE COURRIER
- ON N’EST PAS DES CONCOMBRES : Ramassage scolaire – Départ canon du vélo-bus
- L’ENTRETIEN : Eté d’urgence à bure
- REPORTAGES : Sos Amitié – Vacances au collectif
- ACTUS : Crise du lait : Lactalis, et après ?
- LA LORGNETTE : Pour une mort digne des animaux
- Le revenu de base : « oui mais… »
- L’ATELIER : Recup’ couture / Recup’ palettes / Jardin / Plantes / Informatique…
- Mines : Notre affaire à tous