Sur les hauteurs de Montmartre, à Paris, La pétanque du Tertre est beaucoup plus qu’un club sportif. C’est un lieu chaleureux où l’on se retrouve entre potes et où les habitués prennent soin les uns des autres.
Pieds joints dans le cercle posé au sol, genoux légèrement fléchis, Sylvain lève son bras vers l’avant, comme pour évaluer la distance qui le sépare du cochonnet. Après une légère torsion du poignet, il ramène le bras vers l’arrière. Et lance. «Trop fort. » Le sol en légère pente est trompeur. Il joue une deuxième boule, bien placée. C’est à Guy. Il vise la boule de Sylvain. À la deuxième tentative, la boule est dégommée. « On va éviter d’être Fanny » (1), annonce Sylvain à sa coéquipière. Sur les terrains du club montmartrois La pétanque du Tertre, une dizaine de joueurs se rencontrent, tranquillement. Un brin de soleil, entre deux nuages, les a convaincus de sortir, malgré la fraîcheur des premiers jours de mars. Il est 15 heures. Seuls deux terrains sur quatre sont occupés : le « central », et celui qui jouxte la rue de la Bonne.
Sylvain, visage souriant, toujours une blague sous le coude – il en a des centaines dans la tête – est un fidèle du club : « Ça fait combien de temps que je joue ici ? Quinze ans ? J’étais venu pour livrer du vin dans l’après-midi et j’ai commencé à jouer. Je me suis fait des potes, comme Guy. Et je suis resté. L’endroit est sympa. Tout le monde joue avec tout le monde. Moi je joue pour me détendre, je me prends pas au sérieux. » Ça ne l’empêche pas d’être mordu, été comme hiver : « Je nous ai vus, au club – faut être fêlé – gratter la neige pour jouer. »
Guy est sur la même longueur d’ondes : « Tout ce qui est compétition, j’m’en fous un peu. Complètement même. Ce qui m’intéresse, c’est l’amitié. » Il en est autrement pour certains joueurs qui participent assidûment à des compétitions, ce qui permet à La pétanque du Tertre d’être bien placée, pour un petit club. « En 2019, on a été champions par équipe en Coupe de Paris hommes, précise Caroline, présidente du club. On a eu des titres quasiment tous les ans, ces cinq dernières années. »
Entre Guy et Sylvain s’est installé un petit rituel. Ils se retrouvent une fois par semaine autour d’une langue de bœuf sauce ravigote ou d’un steak-pommes sautées, avant de se rendre au 7 bis, rue Becquerel, pour pratiquer leur loisir favori. Dans le bruit des assiettes et des conversations de leur petit resto de quartier, Guy raconte, dans une franche rigolade, comment il s’est fait « rétamer » lors du premier concours de l’année, organisé en interne par le club : « Première partie, on gagne. Deuxième partie, on gagne. Troisième partie, on rencontre Nico et Marco. » « Oh, là, c’est des bons. » « On a fini treizième ! C’est des champions ! »
« Certains m’appellent “Chacha”. Ça fait du bien »
Sur le terrain du milieu, Charlotte, la soixantaine élégante, lance sa boule. Elle dispute un petit tournoi en triplettes : six joueurs, munis de deux boules chacun, sont répartis dans deux équipes de trois. « C’est un endroit idéal, fabuleux… » Charlotte est dithyrambique quand elle parle du club.
De là à parler d’un petit paradis, il n’y a qu’un pas, que franchit Martine. Elle n’a pas attendu la retraite pour pratiquer assidûment la pétanque. Elle vient tous les jours. « C’est un ancien du club qui m’a fait connaître La pétanque du Tertre. Quand il a ouvert la porte, on était au mois de mai… Ça a été un émerveillement. Je n’imaginais pas toute cette verdure, ces fleurs… » Effectivement, rue Bécquerel où se trouve l’entrée du club, un mur cache le terrain de boules, mais dès qu’on pousse la porte, on découvre un magnifique jardin en terrasses, donnant sur le Sacré-Coeur. Dans cet espace verdoyant, niché entre deux immeubles, quatre terrains de boule s’étagent sur trois niveaux, parmi les arbres, les arbustes et les jonquilles. Jean-Paul, l’un des jardiniers bénévoles, est derrière le comptoir, à cette heure de la journée : « En ce moment, c’est pas la peine d’arroser, avec la pluie. On désherbe, on plante. Bény (un joueur, Ndlr) me donne un coup de main. Quand les feuilles tombent, y a de quoi s’amuser ici. Dans un mois ce sera superbe. Toutes les tulipes seront ouvertes. C’est une chance d’être ici. » « C’est le plus beau terrain de pétanque de Paris », n’hésite pas à dire « Chouchou », le fils de « Cri-Cri et Gigi ». On dit de lui qu’« il a la pétanque dans ses gênes ». Christiane et Gilbert font partie des chevilles ouvrières du club. Gilbert est même président d’honneur.
« Qu’est ce qu’il veut mon copain ? »
Il est 17 heures. « Les jeunes arrivent, les vieux se retirent et jouent à la belote ou au 421, commente Jacques, ancien cheminot, qui a rejoint la buvette. Tiens, voilà Louis, un jeunot, il est podologue. » Le joueur ne s’attarde pas, pressé de retrouver ses compagnons de jeu. Derrière le comptoir, c’est Gilbert qui officie, et arbore fièrement ses « 85 ans, parole d’homme » ! Il faut dire qu’il ne les fait pas. Un teint de jeune homme et un rire toujours prêt à fuser, derrière ses bacchantes. Il a un truc : quand quelqu’un s’en va, il lance : « Au revoir. Bonnes vacances ! » Et ça le fait rire.
Sa formule préférée ? « Qu’est ce qu’il veut mon copain ? »
Gilbert vient au club pratiquement tous les jours, sauf le dimanche, « parce que c’est sacré, c’est pour la famille ». Il a 40 ans de pétanque au compteur et se targue d’être le vétéran, juste avant Jacques, peintre en bâtiment, qui revendique quelques mois de plus. « Vous savez ce qui me tient en forme, c’est que je bois un coup de temps en temps. Ça a été ma vie, raconte t-il, en se versant un petit verre de rosé, sans oublier de servir les deux Jacques. Je travaillais là en bas, dans un bistrot-resto-tabac, ça s’appelait Le Balto. Je faisais tout. J’ai vu cinq patrons, je les ai tous enterrés. »
Bény, comme beaucoup d’habitués du club, habite le quartier.
Mais Bény s’attarde et raconte son Montmartre : « On a perdu toute l’ambiance d’avant. Y’avait des bistrots sympas, on écoutait du jazz. Ils ont changé même les noms. Montmartre est devenu un piège à touristes. Ils ont monté les prix. » Daniel a la même nostalgie de ces bistrots dans lesquels on pouvait faire une belote ou un 421 au comptoir. Il est pianiste, compositeur et a dirigé Radio Montmartre. « On programmait de la chanson française et de l’accordéon, on organisait des thés dansants. Aux boules, ils font ce genre de petites fêtes de convivialité. Le club organise un grand repas, sur la place du Tertre, à La Bonne franquette, et tout le monde danse. »
« Un grand moment de rapports humains »
Trois fois par an, Alain, un membre du club, prépare des galettes corréziennes (recette ci-contre) et une soupe à l’oignon qui font un tabac chez les boulistes. « On a toujours eu cette balance entre compétition et ambiance familiale, complète Caroline. Depuis que j’ai pris la présidence, j’essaie de faire en sorte que les personnes qui ne font pas les championnats puissent être occupées au sein du club, autour des repas et des journées festives. »
« Maintenant, le club de pétanque a presque remplacé les bistrots d’avant, poursuit Daniel. À notre époque, des endroits comme ça, intra-muros à Paris, c’est rare, il faut les privilégier. C’est un grand moment de rapports humains avec des gens différents : les vieux, les jeunes, les intelligents, les cons. C’est important pour la vie de quartier. Il y a une espèce de solidarité. Si on ne voit pas quelqu’un, on se demande ce qui se passe. C’est une mini-communauté. » La cotisation est à la portée de la plupart des bourses : elle est de 70 euros par an pour la licence et l’adhésion. Une petite moitié est destinée à la Fédération française de pétanque, l’autre alimente le club.
« Tiens, la Baronne arrive, lance Jacques. Toute notre vie on a eu des surnoms, dans le milieu de l’usine et de l’industrie. J’étais cheminot, au boulot à 14 ans et demi. J’ai commencé comme apprenti à la SNCF et j’ai fini comme chef d’atelier avec 250 loulous sur les épaules, à Paris Saint-Lazare. On m’appelait « le taulier ». Je m’occupais de la partie sociale au comité d’établissement. » Jacques est intarissable. Ce jeune retraité aime raconter ses engagements politiques, syndicaux, associatifs, ses souvenirs comme président de l’Orchestre à plectre SNCF de Paris (2), « moi qui suis pourtant un jazzman ». Quant aux boules, elles lui permettent de faire du sport, « tu te baisses, tu te relèves, et puis faut avoir l’intention de gagner. Tant qu’on peut marcher, il faut sortir. Beaucoup de gens se retrouvent seuls. Ici, c’est un lieu de discussion, d’information. Tu cherches un médecin, tu en parles aux autres. »
«Tu peux nous servir mon p’tit loulou ? » Charlotte s’est attablée avec Martine et Christiane, ses amies.
Christiane se confie :
Nicole Gellot
1 – On est Fanny lorsqu’on perd 0 à 13, donc sans marquer de point.
2 – Le plectre est un petit objet en forme de lamelle utilisé pour faire vibrer les cordes d’un instrument. Un orchestre à plectre rassemble les instruments suivants : mandole, mandoline, guitare et contrebasse.