Depuis 2019, le Liban est en proie à la pire crise économique de son histoire. Des initiatives se mettent en place pour venir en aide aux plus démunis. Elles tentent aussi de s’inscrire, d’une manière plus globale, dans une volonté de repenser le système agricole et alimentaire
Écoutez ce reportage, lu par Férièle Ouarbia :
A Geitaoui, un quartier à la fois populaire et prisé de Beyrouth, c’est jour de marché. Sur le parvis d’une ancienne station-service, des producteurs ont installé leurs stands de fruits et légumes. Choux, salades, oranges, avocats, carottes et œufs viennent des montagnes du Chouf, de l’Akkar et du sud. Noha prend ses légumes et gratifie les producteurs d’un sourire. « J’aime bien venir ici : les produits sont biologiques, explique la Libanaise, avant de se reprendre : Ou, pas forcément bio, mais les agriculteurs font attention aux produits qu’ils mettent dessus. »
Ce marché est organisé par Nation Station, une association qui a vu le jour au lendemain de la double explosion dans le port de Beyrouth, le 4 août 2020. Après ce drame, un groupe d’habitants se mobilise pour distribuer nourriture et produits de première nécessité aux résidents les plus touchés. Le Liban fait déjà face à une grave crise économique depuis un an, et cette nouvelle catastrophe fait plus de 200 morts, au moins 6 500 blessés et 300 000 personnes sans abri. Au fil des mois, l’initiative spontanée se pérennise et permet aussi la création d’une clinique de premiers soins, ainsi que d’une cuisine communautaire. Chaque semaine, plus d’une dizaine d’employés (hommes, femmes, Libanais, réfugiés, migrants) s’active pour cuisiner les 750 repas qui seront distribués gratuitement. « Le jour de marché, c’est aussi le moment où les bénéficiaires rencontrent ceux qui cuisinent pour eux », explique Joséphine Abdo, cofondatrice de Nation Station.
Tarifs A, B et C
Créé en 2022, ce marché constitue un moyen pour les clients de trouver des produits sains à un coût abordable. « Les légumes sont meilleurs qu’au supermarché et ils sont moins chers », se réjouit Noha. D’après une étude publiée en 2022 par l’ONG Jibal, le Liban importe au moins 80 % de sa nourriture, et 82 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Les derniers chiffres de l’administration centrale de la statistique indiquent une inflation moyenne en 2023 de plus de 200 %. La monnaie locale a connu une dévaluation de près de 100 %, ce qui entraîne une dollarisation de l’économie. Les habitants toujours payés en livres libanaises subissent de plein fouet la crise. Hanane Naamani ne pensait pas avoir les moyens de manger des fruits et légumes frais venant d’une agriculture raisonnée. « Dans les magasins, je ne m’en approchais pas », avoue-t-elle. Et puis, un groupe d’activistes ouvre l’épicerie solidaire Dikken-El-Mazraa en 2020.
« Beaucoup de commerces ont augmenté leurs prix. Nous voulions avoir un magasin avec des prix équitables pour aider les gens qui subissent les effets de la crise », détaille le gérant, Karim Hakim, enseignant d’histoire de formation. Les tarifs de Dikken repose sur trois catégories d’abonnements : A, B ou C, en fonction des moyens de chacun (1). Hanane Naamani est une cliente B. Avec la crise, la professeure de mathématiques a vu son salaire passer de l’équivalent de 2 000 USD à 200, et ses économies placées à la banque disparaître. « Ils nous ont tout volé », souffle-t-elle encore. S’approvisionner à Dikken lui permet de mieux gérer son budget et même, parfois, d’économiser sur certains produits. « C’est aussi intéressant de faire partie de ce projet social, de participer à cette solidarité », affirme la cliente.
Sur les étagères de Dikken, les produits durables, biologiques et locaux trônent en majorité. Mais il y a aussi des produits génériques. « Au bout d’un moment, les plus vulnérables ne venaient plus car ils ne trouvaient pas tout ce dont ils avaient besoin… Donc nous avons élargi notre offre », explique Karim Hakim en pointant des marques connues de produits d’entretien. L’équipe s’approvisionne auprès d’agriculteurs libanais connus et qui, pour les fruits et les légumes, utilisent le moins possible de produits chimiques. Comme Nation Station, Dikken travaille avec l’ONG libanaise Mada qui mène des projets pilotes de conversion à l’agroécologie dans l’Akkar, l’une des régions les plus isolées et pauvres du Liban.
« Beaucoup plus d’effort physique »
Dans les montagnes de l’Akkar, une quinzaine d’agriculteurs et agricultrices sont accompagnés depuis 2018 par Mada pour changer leurs manières de cultiver la terre. « Le but est de réduire l’utilisation des pesticides et de les convaincre que produire des choses plus durables, c’est moins cher et mieux pour l’environnement », explique l’ingénieure agricole et responsable de projet, Hanine Abdallah. Dans son étude de 2022, l’ONG Jibal souligne une forte utilisation des pesticides dans l’agriculture libanaise qui bénéficie « aux plus puissants », et dont les techniques entrainent une perte des savoir-faire traditionnels, au détriment des petits agriculteurs.
Hanine se penche pour examiner les larges feuilles de choux verts de la parcelle expérimentale d’Ahmad Barri. Sur ces 500 mètres carrés, il cultive différentes variétés de légumes en fonction des saisons : des tomates, des poivrons, des aubergines, des choux… et quelques oliviers et pommiers. « C’est beaucoup plus d’effort physique car j’étais habitué à utiliser des machines, mais j’ai des produits de meilleure qualité et c’est mieux pour l’environnement », souligne Ahmad Barri.
Les agriculteurs sélectionnés par Mada doivent être prêts à faire des sacrifices en temps et en effort, et en mesure d’assurer leurs revenus autrement. Pour valoriser leurs produits et les faire entrer dans le circuit de consommation, Mada distribue le surplus à des initiatives comme Dikken ou Nation Station.
Des projets marginaux ?
Pour de nombreux experts en agriculture, si les initiatives comme celles de Mada sont louables, elles restent marginales. Ils s’interrogent aussi sur leur viabilité dans le temps lorsque les fonds, principalement venus de donateurs étrangers, seront épuisés. « Pour avoir une mise à l’échelle de l’agroécologie, que ce soit au Liban ou ailleurs, il faut qu’il y ait un mouvement politique fort derrière », explique Heather Assed, étudiante à l’American University of Beirut, dont la thèse porte sur les récits autour de l’agroécologie utilisés par les organisations au Liban. L’étudiante est encadrée par le Docteur Rami Zurayk, chercheur et professeur de management des écosystèmes.
Ce dernier estime que l’agroécologie ne doit pas se voir seulement du côté des pratiques agricoles : « Sa mise en place veut aussi dire impacter de gros intérêts (financiers, Ndlr). » Pour les auteurs de Jibal, l’agroécologie représente un outil pour construire un système alimentaire plus équitable. Encore faut-il une volonté de le tracer dans un pays qui fait face à une crise multidimensionnelle, miné par la corruption, le clientélisme et les intérêts capitalistes.
Amélie David
1- L’équipe de Dikken effectue un questionnaire dit de vulnérabilité avec les clients en leur posant des questions sur leur mode de vie et leurs habitudes de consommation, plutôt que directement sur leurs revenus, pour leur proposer un abonnement en fonction de leurs moyens.