Pierre Lieutaghi, pionnier de l’ethnobotanique, s’est demandé comment la flore sauvage avait servi de support au développement de l’esprit humain. Plongée dans l’un de ses livres, La plante compagne.
Écoutez cet article, lu par L. Aubin :
« Les premiers pas de la pensée ont lieu dans l’herbe », estimait Pierre Lieutaghi. L’ethnobotaniste autodidacte est mort en novembre dernier à Manosque, à 84 ans. Son premier ouvrage, Le livre des bonnes herbes (1966), a stimulé et accompagné le renouveau de l’herboristerie. À l’initiative, dans les années 80, de vastes collectes de savoirs populaires sur les plantes, il a conçu les Jardins ethnobotaniques de Salagon, près de Forcalquier (04). Ses écrits, son travail de terrain et ses formations ont entraîné dans son sillage de nombreuses personnes curieuses et passionnées, qu’elles aient ou non fait de l’usage des plantes leur métier (lire p. 9 du dossier). En 1991, il publie La plante compagne, qui s’intéresse au rôle joué par la flore sauvage dans « les perfectionnements de la pensée » en Europe occidentale.
Motif, matière, aliment, remède, outil, mystère, signe, interlocutrice… Sous de multiples formes, la plante a soutenu à la fois la survie quotidienne de nos ancêtres et leur développement intellectuel. « L’homme précaire des commencements a au moins le savoir des grands primates, et en plus la capacité de scruter l’interrogation, l’inquiétude fondatrice, écrivait Pierre Lieutaghi. Les chimpanzés savent fouiller les termitières avec une brindille, affronter un fauve, en bandes armées de bâtons, construire une couche de branchages, reconnaître les dizaines de fruits comestibles qui font la base de leur alimentation. Tout cela ressemble sans doute beaucoup à nos propres commencements : le savoir humain s’est édifié autour d’un savoir animal bien plus subtil qu’on ne l’imagine. »
« Signes de feuilles, de pétales et d’écorces »
Pour Pierre Lieutaghi, les végétaux ont d’abord apporté un support, une matière à laquelle accrocher la pensée. « Le nouveau-né à la réflexion dispose d’un grand nombre de repères dont l’enchevêtrement construit déjà un territoire mental », écrivait-il dans La plante compagne. « Depuis le plus lointain des temps, nous avons traversé les saisons, et, sans que nous en ayons été forcément conscients, les saisons nous ont traversés de leurs signes de feuilles, de pétales et d’écorces, nous proposant les premières syllabes de ce qui deviendra un jour la pensée du monde, l’émerveillement lucide, la raison », remarquait-il aussi en 2014 (1). Mais la lecture de ces signes est indissociable des pratiques quotidiennes : « En taillant une branche, en tressant des rameaux, en cuisant des herbes, nous avons appris des sens nouveaux, découvert l’alliance de l’usage et de l’image. »
Comment les usages des plantes médicinales, qui nécessitent pour certains des connaissances et des techniques précises, se sont-ils élaborés ? La première voie est celle de l’alimentation. « Peu de végétaux qui n’aient été essayés comme aliments possibles, au fil des millénaires », observe l’ethnobotaniste. Le chêne en est un bon exemple. Mâchonner ses rameaux et ses feuilles « déssèche » la bouche et permet d’expérimenter l’astringence, qui peut réduire une infection gingivale, interrompre une hémorragie ou stopper la putréfaction des peaux de gibier grâce au tannage. Quant aux glands, « impossible de s’en nourrir un certain temps sans apprendre leur pouvoir antidiarrhéique ». Les bouillir et les sécher permettra de les détoxifier en réduisant le tanin, et d’en manger sans risquer l’occlusion intestinale. L’oubli de ce « savoir de disette » a causé quelques accidents, lors des deux guerres mondiales, quand a fallu de nouveau cuisiner des glands.
Beignets anti-dysenterie
Quoi qu’il en soit, « l’imbrication étroite des procédés culinaires et thérapeutiques témoigne du cheminement de l’apprentissage ». Le Livre des simples médecines, manuscrit réunissant des remèdes mis au point au XIIe siècle à l’école médicale de Salerne, en Italie du Sud, prescrit des crèpes à la patience contre l’asthme, et des tourtes au chèvrefeuille contre la fièvre intermittente. À la fin du XIXe siècle, « les Beaufortains traitent agréablement la dysenterie en faisant avaler au malade force beignets contenant chacun une bonne pincée de graines de grand plantain », rapporte un inventaire de 1897. (2)
D’autres constatations très pragmatiques ont pu mener à des usages médicinaux, par exemple lors du récurage des chaudrons. Ainsi la pariétaire, râpeuse et pourvue de petits poils accrochants, contient un taux élevé de nitrate de potassium, de l’oxalate de calcium et du soufre. Une combinaison efficace pour nettoyer le verre, les casseroles en fer… et « l’intérieur du corps », comme disaient les vieux Provençaux des années 1980.
L’analogie est également une « voie d’accès à la connaissance des remèdes ». L’anémone Hepatica nobilis, dont les feuilles lie-de-vin dessinent le contour du foie, a été un remède populaire pour cet organe, adoubé tardivement par l’industrie pharmaceutique. Idem pour la ficaire et les hémorroïdes. Si la « médecine des signatures », à la Renaissance, a théorisé ces analogies, Pierre Lieutaghi suppose qu’elles ont constitué, bien avant, une clé de lecture du monde et de réflexion. « Il y a des plantes-cheveux, des plantes-poumons, des plantes-vessies comme le coqueret et le baguenaudier, des plantes mains comme les Dactylorchis. Tout cela, les hommes ont dû le percevoir dès les origines de l’attention […]. La flore des similitudes nous renvoie à nous-mêmes, induit l’interrogation à partir du dehors : je me reconnais dans les choses, donc j’appartiens à un monde qui me reconnaît. »
« L’aubépine plutôt qu’un mur de certitudes »
Cependant la plante a quelque chose de plus que nous : ses racines, qui lui confèrent puissance, mystère… et ont stimulé la curiosité humaine. « Plus audacieuses que les êtres libres, les plantes s’aventurent dans les fondations de la vie. [Elles] en savent long sur les profondeurs et ce qui s’y trame. » Les manuscrits botaniques médiévaux représentaient presque toujours les racines des végétaux. « La plante, alors, est bien l’être double dont on ne saurait isoler arbitrairement la part qui revient au jour. D’autant plus que le côté de l’ombre est aussi celui des grands pouvoirs. La médecine le sait, qui usait autrefois des racines beaucoup plus que de nos jours, sur un mode qui évoque la recherche systématique des propriétés. Car ce n’est sûrement pas fortuitement qu’on a connu l’action vermifuge de l’écorce de racine de grenadier, celle cholagogue et fébrifuge des mêmes parties de l’épine-vinette. »
Tissu complexe de signes et de propriétés parfois contradictoires, les influences du végétal sont multiples. Certaines espèces ont dominé, par leur forte présence et la diversité de leurs usages. « Héritiers du chêne et du roseau, nous savons grâce à eux que toute contribution majeure d’un végétal au développement d’une civilisation influence la forme même de cette civilisation, ses modes de pensée, voire de philosopher. À travers la métaphore, la relation usage/image, les matériaux de base, tangibles, d’une société construisent aussi des structures verbales et mentales. Les peuples du bambou n’ont sans doute pas fortuitement développé la spiritualité du vide, inverse de la matérialité anxieuse de nos religions. »
Et maintenant ? « Les preuves s’accumulent qu’une connaissance purement intellectuelle de la nature n’aide en rien à sa survie. La Terre a encore besoin d’une attention passionnée, aussi vive qu’aux premiers temps de l’usage, mais cette fois dans un bénéfice partagé. Car les compagnes des débuts, les civilisatrices, celles qui à leur détriment ont porté les sociétés jusqu’au point d’ingratitude absolue, elles peuvent les aider maintenant à devenir plus lucides. Quand l’avenir se rue vers nous avec le désert aux trousses, mieux vaut sentir, dans son dos, l’aubépine plutôt qu’un mur de certitudes. »
Lisa Giachino
1- Dans le texte de l’exposition « Des gens et des plantes en Haute-Provence », réalisée par l’association Épi (Études populaires et initiatives).
2 – Noms patois et emplois populaires des plantes de la Savoie, Chaber, Bull. Herbier Boissier, 1897. Cité dans La plante compagne.
> La plante compagne, Pratique et imaginaire de la flore sauvage en Europe occidentale, Pierre Lieutaghi, Actes Sud, 1998 (édition actualisée).
ILLUSTRATION : Nawal Carayol – La mandragore, plante magique aux racines torturées, était réputée crier quand on l’arrachait.