Dans le vaste monde de la recherche, toutes disciplines confondues, les professionnel·les questionnent de plus en plus ouvertement le sens de leur métier et les rouages qui le sous-tendent, parfois jusqu’à l’ultime remise en cause : faut-il continuer ?
En 1972, le fameux mathématicien Alexandre Grothendieck partageait au monde scientifique le gros caillou qu’il avait dans sa chaussure de chercheur : « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? » Pour lui-même, il avait la réponse : « À l’avenir, je n’en ferai que le strict nécessaire pour pouvoir subvenir à mes besoins puisque, jusqu’à preuve du contraire, je n’ai pas d’autre métier que mathématicien. » Et il a fini sa vie en ermite.
Cette petite bombe existentielle nourrie de son parcours atypique, jalonné d’idées libertaires, il l’a larguée lors d’une conférence devant nombre de ses pairs, au Centre européen sur les recherches nucléaires (Cern). Rien d’innocent, 27 ans après Hiroshima et Nagasaki et en pleine « prolifération » des centrales en France : « On s’est aperçu que cette prolifération avait un certain nombre d’inconvénients, pour employer un euphémisme, extrêmement sérieux et que cela posait des problèmes très graves. »
Voilà l’un des dilemmes que certaines personnes travaillant dans ce monde apparemment si fermé et élitiste de la recherche, affrontent au quotidien. « On a la fin du monde qui s’affiche sur nos écrans tous les jours, alors d’un point de vue personnel, c’est très dur », nous partageait Xavier Fain, paléoclimatologue à notre micro il y a deux ans (1).
Déserter ou quoi ?
Chercher, c’est poser des questions, et dans la lignée de Grothendieck, ils et elles sont aujourd’hui beaucoup à se poser des questions sur les questions qu’ils posent. « À quoi bon ? », « Faut-il continuer ? » Et si oui : « Sur quoi, pourquoi, comment ? » Faut-il par exemple créer de nouvelles machines énergivores, faire des expéditions lointaines et à fort impact pour étudier les effets du réchauffement climatique… Et y participer ? Quand elles ne débouchent pas tout simplement sur des désertions, ces interrogations se font entendre de plus en plus fort et débordent le monde clos de la recherche, qu’elle soit publique ou privée. Le collectif Scientifiques en rébellion en est l’un des porte-voix, notamment à travers son manifeste. « Depuis plusieurs décennies, les scientifiques lancent des alertes basées sur des résultats de recherche convergents et solidement documentés. Cependant, ces connaissances scientifiques ont été et sont encore minimisées, niées ou distordues afin de faire perdurer le modèle socio-économique dominant au détriment de l’intérêt général. […] Nous ne pouvons continuer à mener des recherches sans réagir alors que les politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre, de sauvegarde de la biodiversité et de protection de la santé publique sont loin d’être à la hauteur des engagements, pourtant insuffisants, affichés par les États et les entreprises. » Le collectif soutient aussi diverses associations et participe à des actions de lutte. Une façon parmi d’autres d’allier recherche et société civile.
Sortir du vase clos
Dans les laboratoires et instituts, les équipes se font parfois accompagner pour prendre du recul sur leurs pratiques ou les impacts de leurs résultats. Aussi, être chercheur·euse, c’est souvent se spécialiser dans un domaine extrêmement précis. Les ponts entre disciplines semblent « enrichir la pensée » en apportant de nouvelles manières de réfléchir, mais il sont encore difficiles à construire, tant les financements suivent ces cloisonnements (lire p. 8). L’opacité de la répartition du budget de la recherche publique et l’orientation des sujets de recherche pèsent lourd. Comme le décrit Jean-Marie Vigoureux, professeur émérite de physique : « La science peut nous aider à résoudre nos problèmes, à condition d’en faire le choix. Les techniques actuelles rendent possible de permettre à chacun de manger à sa faim, d’accéder à l’eau potable, aux soins médicaux, à l’éducation… De même, le partage des richesses et la sauvegarde de la planète ne sont pas des affaires de science, mais de choix. » (2) Alors, face aux choix technoscientifiques actuellement dictés par les pouvoirs politiques, industriels, scientifiques, peut-on démocratiser la recherche ? Trouver d’autres voies ? Le champ de la science participative et citoyenne est déjà investi depuis un moment, les projets se multiplient (lire p. 10). L’Agence nationale de la recherche (ANR), principal organisme de financement pour le domaine public, a ouvert un appel à projets dans ce domaine.
La sérendipité se perd
La recherche est de plus en plus soumise à des agences fonctionnant par appels à projets (voir l’infographie p. 12-13). Ceci au détriment de la démarche scientifique elle-même puisqu’il s’agit alors de répondre à une demande, de donner une réponse, alors que le principe de la recherche est la question, le cheminement en lui-même, qui peut amener à d’autres questions, ou à des réponses inattendues, selon le fameux principe de sérendipité. « Ça donne une recherche où tu ne peux pas t’éloigner, faire d’erreurs ou de balbutiements qui prennent du temps. Ça peut restreindre les champs de découverte », témoigne Fab, du collectif FIC la recherche, pour Faut-il continuer la recherche. Sans parler de l’influence des sociétés privées, du crédit impôt recherche pour financer
« l’innovation ». Ou encore du temps passé sur des tâches administratives.
Parmi d’autres pressions vécues par les chercheurs : la compétition, la course à la publication. Plus on publie d’articles, plus on est reconnu, plus on trouve des postes, plus on a de financements et de gratifications… Là encore, possiblement au détriment de la démarche scientifique. Le collectif Fic résume bien cet enchevêtrement : « Ce sont les industries et les instances de répartition budgétaire qui, en conditionnant leurs financements, concentrent le pouvoir de décider qu’est-ce qu’un bon thème de recherche (par exemple, les technologies quantiques !), une bonne équipe de recherche (beaucoup de publications prestigieuses !) et une bonne manière de faire de la recherche (un projet court avec partenariat industriel !). »
Sans perdre la raison
Partageant la pensée du philosophe des sciences Jacques Thuillier, Fic dénonce le fait que l’on coure vers « l’illimité, considérer qu’on peut aller toujours plus loin, notamment avec la technoscience, l’un des moteurs du capitalisme. Toutes les entreprises de la tech’ embauchent des chercheurs, elles ont leur laboratoire de recherche et développement. La science devient une plus-value, résume Fab. Depuis la révolution industrielle, le paradigme du vrai passe par les chiffres, les courbes et les blouses blanches. Sans oublier le fait qu’on prend les vivants pour des objets. Ça te coupe du lien qu’il peut y avoir par exemple entre un lapin et l’humain. La réification crée des monstres, les animaux de laboratoire sont modifiés génétiquement et peuvent attraper des cancers spécifiques. Dans notre collectif, on n’est pas contre la raison, mais il y en a plusieurs sortes. Ça peut désigner l’entendement, le fait de se comprendre. Mais ça peut aussi être la raison calculatoire où l’on devient tous des chiffres. Même en sciences sociales tu dois faire des courbes. On critique cette hégémonie. Il ne s’agit pas d’apporter des réponses, plutôt de redéfinir ce qu’est la science. » Nous n’apporterons pas davantage de réponses, mais des exemples qui font et posent d’autres questions, selon l’inénarrable et insatiable principe de la recherche.
Lucie Aubin
1- écouter “Chercher, pourquoi, comment” sur www.lagedefaire-lejournal.fr
2- Détournement de science, Être scientifique au temps du libéralisme, Jean-Marie Vigoureux, écosociété, 2020, 16€.