Longtemps cantonnées aux vendanges et à la comptabilité, les femmes de la vigne ont maintenant leur place dans la fabrication du vin. Mais partout en France, elles doivent encore se battre contre les préjugés de genre.
Sur le parvis de l’église de Concots, dans le Lot, les odeurs de cabécou et de poulet rôti embaument les étals. Derrière une table haute, surmontée de bouteilles rouges et rosées, Delphine Combarieu papote avec sa voisine de marché. C’est dimanche, jour du repas de famille. Les derniers clients se pressent pour acheter du vin, estampillé Domaine Combarieu. Cela fait 23 ans que la vigneronne a repris le chai familial, transmis jusqu’alors de père en fils. « Si j’avais eu un frère, je n’aurais pas eu le même destin, soupçonne cette fille unique, aux yeux bleus et rieurs. Quand je suis née, mon grand-père a lâché : ”Elle est mignonne, mais c’est une fille” », confie la Lotoise de 48 ans. Reprendre le vignoble était alors « un devoir ». Cette décision a suscité autant d’admiration que d’inquiétudes de la part de son entourage. « Le travail de la vigne demandait beaucoup d’effort, c’est un métier très mécanisé, on avait peur que je n’y arrive pas, mais j’avais la force de caractère pour prouver le contraire. »
Dans le monde viril de Bacchus, les vigneronnes doivent d’abord croire en leur légitimité. « On se met parfois un frein à soi-même, analyse Pauline Broqua, vigneronne à Entraygues-sur-Truyère (Aveyron). Mon père est éleveur, mais il ne m’a jamais appris à utiliser une tronçonneuse, j’ai dû tout réapprendre et arriver à me défaire des réflexes qu’on intériorise en tant que femme. » Avant de se lancer à la tête d’une exploitation viticole, cette ancienne sommelière a dû vaincre son syndrome de l’imposteur. « Il faut arriver à s’affranchir de siècles d’éducation. » Pendant longtemps, les épouses, les mères, les sœurs de vignerons étaient cantonnées à la comptabilité, aux vendanges ou à la vente, écartées des salles de vinification. Delphine Combarieu est la première femme de sa famille à être entrée dans le chai, où le jus de raisin se vinifie. Ses aïeules n’y étaient pas autorisées, « pour ne pas faire tourner le vin à cause des menstruations ».
« Les clients essaient de m’apprendre mon métier »
Aujourd’hui, même le statut de cheffes d’exploitation ne met pas les femmes à l’abri des réflexions sexistes. « On ne m’a jamais autant rappelé que j’étais une femme que depuis que je suis vigneronne, souffle l’Aveyronnaise de 38 ans. J’entends souvent des clients dire que mes vins sont féminins, mais ils ne diraient pas ça à mon confrère qui fait plus de 100 kilos, même si les siens sont plus fruités. » Quant aux vignerons voisins, ils ont toujours été bienveillants à son égard. Rien à signaler… « Ah si !, se remémore-t-elle. Un collègue m’a déjà dit de faire attention à ne pas perdre ma féminité, car dans les champs, on se muscle et on se salit. »
Pour Fabienne Bruguière, du Mas Thélème (Hérault), « la misogynie a commencé dans les salons de vins ». Les professionnels ne s’arrêtaient pas sur son stand. En descendant du pays de la bière, celle qui se décrit comme « blonde et belge » a eu du mal à se faire reconnaître par ses pairs. Une mentalité du Sud ? Camille Thiriet, une autre vigneronne, réfute. Lorsque cette Parisienne, 26 ans à l’époque et recouverte de tatouages, a débarqué en Bourgogne, « les vignerons d’une autre génération se demandaient d’où je sortais ». Mais elle tient à nuancer : « Certes, c’est un milieu masculin, j’ai beaucoup été testée sur mes compétences, mais j’ai aussi reçu beaucoup d’aide de la part des hommes de la profession. » Cette vigneronne de Comblanchien (Côte-d’Or) a senti plus de réticence de la part des clients. « Quand des particuliers viennent dans ma cave, ils ont parfois tendance à essayer de m’apprendre mon métier », s’agace-t-elle.
Des collectifs d’entraides entre vigneronnes
On parle aujourd’hui de mansplaining à propos des explications condescendantes faites par un homme à une femme, parce qu’elle est une femme. Maya Sallée, du domaine de La Calmette (Lot), y a goûté plus d’une fois. « Auprès des salariés ou des vendangeurs, j’ai beaucoup de mal à me faire respecter, les hommes contestent les consignes et deviennent presque agressifs quand je leur fais une remarque, ils me coupent la parole. » Cette vigneronne indépendante de l’AOP Cahors a le sentiment que ses compétences sont moins valorisées que celle de son mari et collègue Nicolas. « C’est parfois difficile de gérer certains hommes dans mon équipe, certains vont même me critiquer auprès de mon conjoint en disant “la patronne fait ci, fait ça”. Même lui hallucine ! », s’indigne la Quercynoise.
Pour trouver du soutien et de l’entraide, Fabienne a souhaité intégrer l’association Vinifilles, qui réunit des consœurs de la région Occitanie. « On avait besoin de parler de nos difficultés, on fait les salons ensemble, on ressent moins de misogynie et beaucoup plus d’ouverture. »
Emma Conquet