Souvenez-vous, Internet devait nous émanciper ! Rendre la communication plus facile, en supprimant les intermédiaires ! Il y a 20 ans, on découvrait le couchsurfing*, le covoiturage avec des inconnus… Ça avait l’air bien parti. Et puis Couchsurfing International Inc. est devenue une société à but lucratif immatriculée dans un paradis fiscal. Blablacar a imposé une commission sur chaque transaction. On a ouvert les yeux sur le commerce des données personnelles. Les capitalistes du web ont-ils définitivement gagné ? Est-il trop tard pour renverser la table ?
Aujourd’hui, les promesses émancipatrices d’Internet semblent bien loin. 99 % de nos échanges sur le web se font par l’intermédiaire de plateformes lucratives qui exploitent nos données ou nous font payer, ou les deux. Malgré la nature décentralisée du web, nos échanges ont été captés par une poignée d’entreprises qui caracolent aujourd’hui en bourse. On parle de Facebook, de YouTube, de TikTok, mais aussi d’Airbnb, d’Uber, du Bon Coin, de Meetic, de toutes ces plateformes qui « mettent en relation », quelle que soit, finalement, la finalité de cette relation.
Ces plateformes sont en effet très diverses, mais elles ont un point commun essentiel dans leur dynamique : elles tendent vers le monopole à cause des « effets de réseau », disent les économistes. Ainsi YouTube, Blablacar ou Airbnb ont très peu, voire pas de concurrents sérieux. Ces effets de réseau sont simples à comprendre : ces plateformes sont d’autant plus attractives pour les utilisateurs qu’elles concentrent le trafic. Donc logiquement, à terme, « le premier prend tout ». Et une fois la position dominante acquise, il est très difficile pour les concurrents de la remettre en question. Quant aux utilisateurs, ils sont désormais captifs. La firme peut alors ramasser la mise, en imposant une commission par exemple, ce qu’a fait Blablacar quand sa position dominante a été assurée.
Des véhicules financiers
La mise en place de ces business mondiaux a nécessité – et nécessite encore – énormément d’argent. Il faut en effet écraser la concurrence avant de devenir possiblement rentable, ce qui peut prendre des années. Le cas le plus emblématique est celui d’Uber. La multinationale n’a jamais présenté un exercice comptable bénéficiaire à ses actionnaires. Pourtant, les investisseurs continuent de spéculer sur sa rentabilité : la capitalisation boursière d’Uber frôle aujourd’hui les 100 milliards de dollars. Dans quel autre secteur voit-on ça ? Pour le philosophe britannique Nick Srnicek, cette « plateformisation » a été rendue possible parce qu’il y avait – et il y a encore – beaucoup d’argent disponible sur les marchés financiers. Par ailleurs, l’industrie ne rapportait plus suffisamment. Ainsi ces start-up sont devenues des véhicules financiers au service du capitalisme, spéculant sur une toute nouvelle marchandise, nos données personnelles.
L’influence de ce capitalisme de plateforme ne s’arrête pas au web et transforme la société « en pire » : captation de notre attention par les réseaux sociaux, dégradation des conditions d’emploi par les plateformes type Uber, spéculation immobilière au détriment du droit au logement par Airbnb, fermeture des librairies par Amazon… Le tout accompagné d’une bonne dose d’évasion fiscale.
Et les conquis sociaux ?
Face à ces méfaits, les gouvernements sont à la traîne, quand ils ne sont pas complices. La plateformisation de l’économie a en effet l’avantage, pour les libéraux, de remettre en question les conquis sociaux et les réglementations sectorielles sans pour autant avoir besoin de légiférer. Il suffit de laisser faire. Ainsi, quand la grogne est trop forte ou les dégâts trop visibles, pas question d’interdire : les pouvoirs publics « régulent ». Les taxis illégaux sont devenus des VTC, des municipalités « encadrent » le nombre de meublés à la location courte durée, et le ministre du Travail se félicite d’un accord entre des entreprises et des livreurs auto-entrepreneurs (voir page suivante). Autant de « régularisations » de pratiques pouvant pourtant être considérées comme de la concurrence déloyale ou du salariat déguisé.
Voilà comment ces plateformes s’imposent, et imposent leur droit, avec l’aval des gouvernements libéraux. Un rapport de la Commission européenne table sur 43 millions de travailleurs ubérisés en Europe en 2025. Livreurs, taxis, assistantes maternelles, informaticiens, femmes de ménage, déménageurs, esthéticiennes, cuisiniers… au suivant ! Mais est-il jamais trop tard ? Le problème de ces plateformes réside dans leur régime de propriété : des actionnaires qui recherchent le profit maximal sur le dos des utilisateurs.
Pourquoi ne pas construire des plateformes qui appartiennent à leurs utilisateurs, et qui, donc, ne les exploitent pas ? Ou des plateformes qui appartiennent à la collectivité, sans but lucratif ? La mise en relation, pour du covoiturage par exemple, n’est-elle pas un service public ? Ne pourrait-on pas faire de ces plateformes des communs ? Qu’est-ce qui nous en empêche ?
Des alternatives montrent la voie
Changer de modèle peut paraître lointain dans certains cas, celui des réseaux sociaux notamment. Pour d’autres, par contre, les réussites sont déjà là, en particulier dans les secteurs victimes de l’ubérisation. Des initiatives se développent également dans des domaines où les échanges entre particuliers concernent aussi la collectivité : le covoiturage et le tourisme.
Ainsi, peu à peu, ce que certains appellent le « coopérativisme de plateforme » fait son nid. Pour autant, soyons lucides : « effets de réseau » oblige, ces plateformes ne pourront pas sérieusement concurrencer leurs homologues capitalistes sans une intervention volontaire des puissances publiques. Pour cela, le plus tôt sera le mieux, et il ne sera jamais trop tard. En attendant, le coopérativisme de plateforme a l’immense intérêt de rouvrir les possibles. Il montre qu’il est somme toute assez simple de se réapproprier internet, et d’en faire un outil au service d’autre chose que de la logique lucrative : un outil à notre service.
Fabien Ginisty
PS : Ce dossier de l’été 2023 présente quelques plateformes numériques inspirantes… avant de mettre un coup de projecteur sur les Systèmes d’échanges locaux : n’oublions pas
qu’il existe déjà beaucoup de plateformes d’échange qui appartiennent à leurs utilisateurs, et ce, sans même avoir besoin d’internet ni d’électricité !
* Le fait d’héberger et d’être hébergé gratuitement par un particulier.