Un voyage ? Un déplacement ? Qu’est-ce qu’une « migration » a donc de différent de cela ? Les imaginaires que véhicule ce terme sont aussi vertigineux que tous les flux dont il est composé. Parler de migration revient souvent à décrire une population entière d’êtres, humains ou non humains, qui quitte un lieu pour s’installer dans un autre, pour un temps plus ou moins déterminé. Et de quels lieux parle-t-on ? Faut-il changer d’habitat pour considérer que l’on a « migré » ? Faut-il avoir une motivation (avoir plus chaud, retrouver son partenaire, manger beaucoup) ?
La doctorante Judith Bastie donne quelques éléments de réponse dans un article consacré aux premiers usages du mot dans le monde naturaliste*. Avant de constater que des animaux se déplaçaient massivement et régulièrement, le terme de migration n’était employé que pour les humains, dans un contexte de politique et de frontières : « Migration recoupait dans un sens premier la notion de pays, comprise comme entité géographique et humaine : migre celui qui va d’un pays à un autre, pour s’y installer de façon temporaire ou définitive. […] Dire le migrant, c’était énoncer l’appartenance morale et légale d’un individu à un territoire, découpé par une autorité politique », nous apprend Judith Bastie. C’est vers la fin du XVIIIe siècle que « la notion de migration commence à prendre un sens extra-politique ». Faisant « irruption dans le biologique », elle désigne « un phénomène propre au vivant en général » (1). Buffon, dans son Histoire naturelle, parle de la migration saisonnière de groupes d’oiseaux volant vers le sud, quand le froid s’installe au nord. Un peu plus tard, le botaniste prussien Alexander von Humboldt a étudié cette migration à l’occasion de son voyage en Amérique. Ou, quand le déplacement des uns permet d’observer celui des autres, rappelle Judith Bastie. Avec les voyages des naturalistes, bougent aussi leurs intérêts et considérations pour les vivants qu’ils observent. En étudiant la « géographie des plantes », Humboldt s’est intéressé à leur trajectoire et non plus seulement à leur ancrage. François-René de Chateaubriand serait le premier à utiliser le terme de « migration » pour les végétaux, fasciné notamment par les noix de coco traversant les océans pour germer sur d’autres terres. Il décrit la « locomotivité » des plantes, qui envoient ici leur « postérité » – les graines –, là une partie d’elles-mêmes – les stolons –, pour se déplacer et « peupler d’autres régions ».
Avec vents et marées
Les stratégies du monde animal et végétal pour se déplacer dans les conditions les plus rudes en passant parfois par les milieux les plus incongrus n’ont pas fini de nous émerveiller. De l’impressionnant voyage de la petite sterne arctique, qui parcourt 70 000 km pour aller du pôle nord au pôle sud, à la graine de baobab malgache qui peut séjourner trois semaines dans l’intestin d’une tortue géante avant d’en sortir avec une plus forte capacité germinative, et qui serait même capable de voguer jusqu’en Australie pour y germer (2), les flux du vivant montrent à quel point tout est interdépendant. Les gnous s’enrichiraient génétiquement dans leurs voyages (lire p. 11), les oiseaux migrateurs seraient porteurs de micro-organismes venus du sud nourrissant les sols au nord et inversement (3).
Les insectes migrent eux aussi, jouant leur rôle biologique pour polliniser, dégrader, enrichir les sols et nourrir la faune. Si tel oiseau arrive précisément, avec ses seuls radars internes, à tel endroit, à telle saison, pour pondre ses œufs, c’est que les larves d’un insecte y sont disponibles, à ce moment précis, et nourriront les futurs oisillons. Les stratégies adaptatives étonnent tant les organismes sont capables de faire avec les vents et les courants. Mais le changement climatique et les activités humaines déboussolent. Des migrateurs, partis plus tôt que d’habitude, arrivent parfois avant l’éclosion des chenilles du papillon phalène, ne pouvant plus en nourrir leurs petits. Cela aurait été constaté notamment chez les fauvettes et les rousserolles. La sterne arctique, aujourd’hui, est menacée de famine : le réchauffement des océans et la floraison précoce d’algues diminuent les réserves de lançons, petits poissons des mers du nord constituant leur principale pitance. Les hirondelles voient aussi leurs populations diminuer pour cause d’insectes ravagés par nos pesticides (4). La cigogne, migratrice emblématique, pâtit du réchauffement et des activités humaines, malgré certains aménagements réalisés pour lui faciliter le voyage et la nidification (lire l’infographie pp. 12-13). Et que dire des migrations d’animaux qui eux, ne changeraient pas de lieu de vie, s’il n’y étaient pas poussés par les changements environnementaux et la présence des humains (lire p. 10) ?
Histoires migratoires
D’un point de vue scientifique, on observe le monde d’une autre manière quand on considère que les plantes et les animaux sont mobiles. D’un point de vue politique et économique, aussi. Plantes et insectes, notamment, sont déplacés parfois en quantités, parfois sans y penser. Que ce soit pour se nourrir, ou pour lutter contre un parasite, à l’instar de la coccinelle de Chine censée éradiquer un puceron en Europe. Ce sont souvent nos modes de vie d’humains qui invitent toutes sortes d’espèces dans nos habitats. Le commerce international véhicule jusqu’aux plus petits organismes, y compris les virus (lire p. 10), qui finissent parfois par épouser leur nouveau monde et que l’on cherche ensuite à chasser. Qu’ils soient délétères ou bénéfiques, fortuits ou réfléchis, faut-il tenter de réguler les organismes aujourd’hui classés comme « invasifs » (lire p. 9) ? Une plante « invasive » comme la renouée du Japon peut pourtant alerter sur une pollution locale aux métaux lourds. Les migrations, et notamment celles des plantes, en disent long sur l’histoire de la planète et des humains. Humboldt les considérait déjà comme liées à notre histoire politique et morale.
Sans tomber dans l’anthropomorphisme ou les comparaisons douteuses, la tentation est grande de conclure en citant Stefan Zweig. Dans son livre testamentaire, l’écrivain autrichien exilé, désabusé par les paperasses naissantes et la xénophobie écrasante, décrivait avec nostalgie un passé qui fait doucement rêver de voyages et de liberté : « Avant 1914, la terre avait appartenu à tous les hommes. Chacun allait où il voulait et y demeurait aussi longtemps qu’il lui plaisait. Il n’y avait point de permissions, point d’autorisations, et je m’amuse toujours de l’étonnement des jeunes, quand je leur raconte qu’avant 1914 je voyageais en Inde et en Amérique sans posséder de passeport, sans même en avoir jamais vu un. » (5) On peut philosopher plus loin avec le chercheur italien Emmanuele Coccia. Pour lui : « la naissance, c’est, techniquement, une migration somatique : un groupe de gênes s’est redoublé et a migré ailleurs. Migrer, c’est commencer à vivre. » (6)
Lucie Aubin
Illustrations du dossier papier : B-gnet
* La plupart des citations sont issues des articles publiés dans le livre Les migrations des plantes, sous la direction de Marion Grange et Bronwyn Louw, Manuella éditions, janvier 2024.
1 – « Voyage dans les sciences botaniques des années 1800 », Judith Bastie, op. cit.
2 – « Se laisser porter par chaque fragment du monde », Jacques Tassin, op. cit.
3 – Selon le chercheur agronome Hervé Covès, qui étudie notamment l’hydrologie régénérative (L’âdf n° 197,été 2024)
4 – « Dérèglement climatique : quels impacts sur les oiseaux migrateurs ? », Julie Chérubini, Laura Thabuis et Alexis Trémé, echosciences-grenoble.fr
5 – Le Monde d’hier, souvenirs d’un Européen, Stefan Zweig, 1943.
6 – Dans un entretien réalisé par Marion Grange et Bronwyn Louw, op. cit.