Au plus fort du mouvement des Gilets Jaunes, les maires du pays avaient ouvert des cahiers de doléances en invitant les citoyen·nes à s’exprimer. Mais ces cahiers n’ont jamais été lus par le pouvoir. Dommage, car la Macronie aurait peut-être compris comment elle pouvait éviter de constituer un aussi beau tremplin pour l’extrême droite.
C’était en janvier 2019, au plus fort du mouvement des Gilets jaunes. L’association des maires ruraux prenait l’initiative d’ouvrir dans les mairies des cahiers de doléances, dans lesquels chaque administré·e pourrait exprimer ses colères, ses idées, ses souhaits. Suite à quoi les documents remonteraient jusqu’au sommet de l’État pour être analysés et pris en compte. Emmanuel Macron lui-même s’était engagé à en faire une restitution. Mais deux mois après avoir été ouverts, sitôt refermés, les cahiers sont allés prendre la poussière sur les étagères des archives départementales. Et pourtant, il y a assurément des enseignements à tirer de toute cette matière, du genre de ceux qui peuvent contribuer à stopper la montée des colères dont l’extrême droite fait son miel électoral.
C’est ce que nous avons constaté après avoir consulté les cahiers de 11 villes et villages du département du Gard. Cinq de ces communes comptent moins de 1 500 habitants (Aigaliers, Allègre-les-Fumades, Aujargues, Baron, Blauzac), 5 en comptent entre 2 000 et 10 000 (Aigues Vives, Aubord, Beauvoisin, Bezouce, Marguerittes), et une en compte environ 40 000 (Alès). Pourquoi celles-ci ? Parce que les cahiers sont classés par ordre alphabétique, et qu’on a pensé que cela constituait une sorte de tirage au sort acceptable (excepté Marguerittes, dont on se demande encore ce qu’elle fait là…). Nous avons ainsi épluché 175 textes, plus ou moins longs, plus ou moins argumentés, répondant plus ou moins à la demande : quand une citoyenne se contente d’écrire « Macron démission », un autre profite de l’occasion pour demander l’installation d’une table de ping-pong sur la place de sa commune. Mais dans leur très grande majorité, les contributions sont des listes très sérieuses de problèmes ou de propositions.
L’injustice fiscale quatre fois plus évoquée que l’immigration
Or, dans leur très grande majorité, ces écrits ne font aucunement mention de l’immigration : c’est sans doute déjà trop, mais 12 % « seulement » l’évoquent et demandent d’agir contre. Le Rassemblement National n’est pourtant pas sous-représenté dans ces communes, bien au contraire. Dans ces zones où l’on a massivement voté pour l’extrême droite au cours de la dernière décennie, le thème de l’immigration n’est pas plus présent que ceux de l’écologie ou de la défense des services publics, chacun totalisant exactement le même pourcentage d’apparition*.
Les principales crispations se trouvent donc ailleurs : il est surtout question de démocratie (41 %), de pouvoir d’achat (43 %) et de justice fiscale (50 %) (voir encadré). 28 % des messages réclament par exemple une revalorisation des petits salaires et des petites retraites. Non pas à coups de milliers d’euros, mais juste « de quoi pouvoir vivre dignement de son travail », expression que nous avons pu lire à plusieurs reprises. Concernant les problèmes de démocratie, les deux idées générales sont les suivantes : 1/ le système actuel coûte trop cher.
2/ il faut redonner du pouvoir aux citoyen·nes. Pour ce faire, des suggestions reviennent régulièrement, comme celle de redonner des compétences aux communes, d’instaurer une dose de proportionnelle, de prendre en compte les votes blancs ou encore, bien entendu, d’instaurer le Référendum d’initiative citoyenne. Le RIC apparaît ainsi dans 13 % des contributions, c’est à dire plus, à lui seul, que le sujet de l’immigration.
La suppression de l’ISF n’est pas digérée
Mais incontestablement, le sujet d’énervement numéro 1 est celui de la justice fiscale, cité par la moitié des personnes. Une revendication revient, la plupart du temps exprimée comme une évidence : le rétablissement de l’impôt sur la fortune (ISF). Clairement, ce cadeau fait aux plus riches n’est pas digéré. Le rétablissement de l’ISF est ainsi réclamé par un quart des personnes qui se sont déplacées en mairie pour exprimer leurs doléances. Deux fois plus que l’immigration ! « Je suis né dans un pays où la première publicité qui m’est apparue était sur le fronton d’une mairie. Il y était gravé dans la pierre “Liberté, Égalité, Fraternité”. Je l’ai vu, je l’ai lu, j’y ai cru. Vous nous l’avez vendu. Maintenant nous le voulons », écrit un habitant de Beauvoisin. Après avoir violemment réprimé les Gilets jaunes, la Macronie a continué sur sa lancée, en agissant donc à l’inverse de ce qui était réclamé dans les cahiers, tant sur le fond que sur la forme. Le tout en faisant de l’immigration un sujet central.
Aux Européennes, la liste menée par Jordan Bardella est arrivée en tête dans l’ensemble des communes que nous avons étudiées, atteignant des scores historiques, comme à Beauvoisin (49,7 %), Bezouce (53,3 %) ou Aubord (53,7 %).
Il va de soi que les facteurs qui expliquent cette progression sont multiples, mais quand même : le RN pouvait difficilement rêver plus beau tremplin que la macronie.
Nicolas Bérard
* Étant précisé qu’une même contribution peut entrer dans ces différents chiffres, puisqu’un même texte peut parler d’écologie ET de services publics par exemple, ou d’immigration ET de justice fiscale ET de pouvoir d’achat, etc.