L’évasion fiscale, c’est pas nouveau. Mais un récent rapport en montre l’ampleur et le gâchis qu’elle génère. Ses auteurs préconisent une taxe mondiale sur les ultra-riches.
Depuis la fin des années 70, des entreprises parmi les plus fortunées – et les particuliers – profitent de la déréglementation financière pour déclarer leurs profits dans les pays les moins-disants fiscalement, les fameux paradis fiscaux. Le phénomène s’est accéléré au début des années 2010 du fait de la numérisation des activités. Les fiscalités du monde entier se sont retrouvées en concurrence. Pas besoin d’aller sous le soleil des Caïmans pour trouver les États qui ont le moins de scrupules : la plupart des sociétés états-uniennes déclarent leurs profits européens en Irlande, Stellantis (ex-Peugeot) est basé aux Pays-Bas, etc.
Paru en octobre, un rapport de l’Observatoire européen de la fiscalité* dresse l’état des lieux de l’évasion fiscale à l’échelle mondiale, permettant de chiffrer le manque à gagner que génère ce dumping fiscal. Commençons par les entreprises. Les auteurs du rapport ont calculé que l’ensemble des boîtes de la planète a généré 16 000 milliards de dollars de bénéfices en 2022. Parmi ces bénéfices, 1 000 milliards, soit 6 %, sont transférés dans les paradis fiscaux. En cause, le passe-passe des multinationales, devenu une véritable habitude, qui consiste à transférer leurs profits réalisés à l’étranger dans un autre pays plus « attractif ». Plus d’un tiers de ces bénéfices sont concernés.
Gagner plus pour payer moins
Derrière les multinationales, il y a des individus en chair et en os. Exemple avec le milliardaire Philippe Ginestet, patron de Gifi : son yacht, son jet, son chalet à Megève et son immense propriété appartiennent à des sociétés… qui lui appartiennent. Résultat : dans le documentaire Des idées de génie ?, la 27e fortune de France au classement Forbes déclare à demi-mot qu’elle ne paie pas d’impôt sur la fortune. Les chercheurs de l’Observatoire de la fiscalité ont relevé qu’à l’instar de Philippe Ginestet, l’utilisation des « optimisations » fiscales permet à la plupart des milliardaires de ne payer quasiment pas d’impôt sur le patrimoine.
L’injustice est encore plus flagrante en ce qui concerne les revenus : ce sont ceux qui gagnent le plus qui contribuent le moins en proportion. En France, les revenus des milliardaires sont globalement imposés à 26 %, quand la proportion atteint plus de 50 % pour les classes moyennes – toutes formes d’imposition confondues. Exemple donné par Gabriel Zucman, directeur de l’Observatoire de la fiscalité, qui a déclaré à France Info : « Si vous prenez la famille Arnault, actionnaire propriétaire de LVMH : elle a touché trois milliards d’euros de dividendes au titre des bénéfices 2022 de LVMH en France. En principe, un actionnaire lambda paye 30 % d’impôt sur les dividendes, c’est la flat tax. Mais dans le cas de la famille Arnault, les dividendes sont payés non pas en direct à des personnes physiques, mais à des sociétés écrans, et ils ne sont pas soumis à l’impôt sur le revenu des personnes physiques. »
Accord historique
Longtemps, les grands de ce monde ont fermé les yeux, considérant sans doute, en bons ultra-libéraux, que ce dumping à la baisse sur les fiscalités des États était bon pour les affaires. L’injustice est devenue tellement obscène que même des ultra-riches – pas tous ! – multiplient les appels pour être plus imposés. « Des décennies de baisse des impôts sur les plus aisés, fondées sur la fausse promesse selon laquelle la richesse au sommet profiterait à tous, ont contribué à l’augmentation des inégalités extrêmes », reconnaissent-ils dans le dernier appel en date, le 5 septembre, signé notamment par l’héritière de l’empire Disney.
En 2021, 140 pays se sont mis d’accord pour imposer un impôt plancher à 15 % sur les bénéfices des multinationales. Taxer les 1 000 milliards actuellement dans la nature pourrait rapporter 150 milliards de dollars à l’échelle mondiale, ce qui est toujours bon à prendre. Bon, ce n’est pas pour tout de suite : la mesure – qui entrera en vigueur dans l’Union européenne au 1er janvier – a été tellement vidée de sa substance par l’édiction de nombreuses exceptions et exonérations qu’elle aura peu d’effet. Il n’en demeure pas moins que ce premier accord montre que « c’est possible ». Une taxation mondiale effective n’a jamais été aussi proche. Alors, pourquoi ne pas se mettre aussi d’accord pour taxer les milliardaires à l’échelle mondiale ? C’est la principale préconisation du rapport : une taxe minimale, appliquée par tous les États, de 2 % sur la richesse des quelques 3 000 milliardaires dans le monde (75 en France) permettrait de générer, chaque année, 250 milliards d’euros de recettes publiques, dont 40 milliards en Europe. Rappelons que le budget de la Politique agricole commune, le plus gros poste de dépenses de l’Union européenne, représente environ cinquante milliards d’euros chaque année.
Fabien Ginisty
* Basé à Paris, réunissant une centaine d’économistes du monde entier, il est co-financé par la Commission européenne.