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Même pas une bobine de papier. Avec ses 17 000 exemplaires par mois, L’âge de faire ne pèse pas lourd dans l’industrie de l’imprimerie rotative. Et pourtant, quand on est allés voir les gars (1) de Mop, à Vitrolles (Bouches-du-Rhône), pour leur confier notre tirage (dont celui du numéro que vous avez entre les mains), ça les a réjouis qu’un nouveau client vienne à eux.
Dans le hall qui mène aux ateliers, des unes encadrées : Le Canard enchaîné, Le Journal du Dimanche, Aujourd’hui en France… Jusqu’à ce printemps, Mop imprimait ces titres pour toute la moitié sud de la France. De ses gros contrats nationaux, il ne lui reste que L’Humanité. Guillaume Riccobono, magnat de l’impression et brillant sabordeur d’entreprises, en a décidé ainsi.
Pourquoi nous nous retrouvons chez Mop ? Pour la seconde fois en moins de deux ans, notre imprimerie a mis la clé sous la porte : d’abord Roto Centre, à Orléans, puis le mois dernier Roto Garonne, à Agen, qui tirait L’âge de faire depuis octobre 2019. La faute à la diminution des journaux d’annonces et prospectus publicitaires, à la baisse de tirage de la presse… Mais pas que : dans un contexte de marche forcée vers le numérique, la filière est engagée, avec le soutien de l’État, dans une course à la concentration. Dans ce petit jeu, un nom revient : Riccobono.
Lorsque nous avons signé avec Roto Garonne, Riccobono n’en voulait plus, estimant qu’elle n’était pas assez productive. Pour éviter la fermeture, son directeur l’avait rachetée, gardant 21 des 46 salariés. Les repreneurs de Roto Garonne ne nous l’ont jamais très clairement expliqué, mais nous avons compris qu’ils dépendaient eux aussi de Riccobono pour leur trésorerie, et vraisemblablement pour des contrats de sous-traitance. Il faut dire qu’il devient difficile d’exister hors de l’empire de Riccobono Presse Investissement, qui possède une dizaine d’imprimeries en France, et détient des contrats nationaux qu’il transfère d’un « centre de production » à l’autre au gré de ses intérêts.
Une imprimerie coopérative, est-ce possible ?
La faillite venue, Roto Garonne nous a gentiment proposé de nous transférer à Toulouse chez… Riccobono. Un peu échaudés, nous avons préféré prospecter dans notre région. Les rotatives de La Provence, propriété de Bernard Tapie ? Bof ! Midi Print, près de Montpellier ? L’imprimerie appartient à Riccobono. Il y avait donc Mop, à Vitrolles, qui imprime Le Ravi, CQFD, La Marseillaise et L’Humanité. Nous en avions entendu parler en 2017, lorsque les ouvriers avaient démontré, devant le tribunal de commerce, que le prétendu déficit de leur imprimerie était fabriqué par Riccobono, qui aspirait les bénéfices vers sa maison-mère au Luxembourg. À présent, les commerciaux du géant de l’imprimerie prophétisaient à Mop une mort certaine.
En réunion de la Scop L’âge de faire, lorsque notre collègue nous a décrit la situation, notre sang collectif n’a fait qu’un tour : « On va chez Mop ! » Dans nos têtes : l’espoir de contribuer, à notre petite échelle, au maintien d’une imprimerie indépendante. Et aussi, des réflexions à plus long terme : à quelle sauce serons-nous mangés quand toutes les rotatives seront aux mains d’un monopole privé ? Une imprimerie coopérative, est-ce possible malgré le coût de l’équipement industriel ? Les journaux indépendants ne devraient-ils pas s’engager aux côtés des imprimeurs ? En Argentine, les imprimeries ont été à la pointe du mouvement des « entreprises récupérées » par leurs travailleurs. Leur réseau coopératif comptait, en 2014, une trentaine d’ateliers dans tout le pays. (2) À Vitrolles, tout près de Mop, les ouvriers du livre de l’ex-SAD (Société d’agences et de diffusion, ancienne filiale de Presstalis) ont repris en février la distribution de la presse dans les Bouches-du-Rhône et le Var, dans le cadre d’une Société coopérative d’intérêt collectif (Scic).
Il achète, puis abandonne
Chez Mop, nous rencontrons la direction et plusieurs chefs d’atelier. « Depuis 41 ans, on a connu le grand-père Riccobono, le père et le fils », lance l’un des ouvriers. Quand les grands quotidiens se sont débarrassés de leurs imprimeries, l’entreprise créée en 1900 s’est construit un quasi-monopole : Le Monde, Libération, Le Figaro, La Croix, 20 Minutes, Métro, L’Équipe… L’entreprise achète, s’empare des carnets de commandes, puis abandonne certains centres.
C’est ainsi que Mop a failli passer à la trappe. En 2017, l’entreprise est placée en redressement judiciaire. Ses salariés dénoncent un modèle économique basé sur l’évasion fiscale et le racket légal des centres de production.
Le procureur du tribunal de commerce menace, en cas de liquidation de Mop, d’étendre la procédure à tout le groupe. Face à cette « épée de Damoclès », Riccobono préfère céder l’entreprise à son mandataire social, qui en devient propriétaire pour l’euro symbolique. Un plan de continuation est signé pour sept ans. Les journaux nationaux, qui ont un contrat global avec Riccobono et sont tirés en partie chez Mop, doivent y rester dans le cadre de contrats de sous-traitance. Mais Riccobono étrangle l’entreprise en cessant de lui payer les éditions réalisées – les responsables de Mop estiment la dette à 2,6 millions d’euros. Puis il lui retire Le Journal du Dimanche, Aujourd’hui en France et le Canard enchaîné, transférés à Gallargues-le-Montueux (Gard). Plusieurs ouvriers de Mop sont alors placés en garde à vue pour être allés sur place bloquer les journaux.
Un collectif de travail déchiré
Les coopératives ? Ça leur parle. Ils racontent leur soutien aux « gars » du thé Éléphant, à Gemenos, qui ont défendu leur usine contre le groupe Unilever et ont créé la Scop Ti. « Quand les salariés ont été délogés du site, on y est allés pour les réinstaller », explique Jérémy Jacques. Mais c’était au temps où les ouvriers de Mop étaient tous unis dans un collectif de travail et de lutte, aujourd’hui déchiré. La Filpac (Fédération des travailleurs des industries du livre, du papier et de la communication), et son antenne CGT de Vitrolles, ne reconnaissent plus la légitimité des représentants CGT de Mop, qui dirigent l’entreprise au côté du propriétaire. En désaccord avec ses anciens camarades, Mickaël Pinci a quitté l’entreprise après 24 ans de service. « Dès la création de l’entreprise en 1980, le syndicat a toujours été très fort, dit-il. Mais en 2016, il a implosé. » Il dénonce une gestion non démocratique du syndicat, « des acquis sociaux remis par terre, des membres du personnel en difficulté et de nombreux arrêts maladie ». Surtout, la CGT n’a pas digéré le licenciement de neuf salariés, approuvé par sa section de Mop.
Au téléphone, Jérémy Jacques explique qu’après avoir perdu de la charge de travail confisquée par Riccobono, Mop était obligée de « faire un plan de restructuration ». Le « manager général » m’envoie aussi le rapport d’expertise réalisé en 2018 par un cabinet parisien, à la demande du Comité hygiène et sécurité (CHSCT) de Mop. Le document revient sur la manière dont le collectif d’ouvriers s’est retrouvé scindé entre « un groupe majoritaire d’environ 80 % », et « un groupe minoritaire ». Au-delà des incompréhensions et des tensions entre collègues, il pointe de façon accablante la responsabilité d’un chef de centre, nommé en 2015 par Riccobono, qui a créé un climat de conflit social et remis en cause la légitimité des responsables syndicaux
Des millions pour licencier
Outre ce travail de sape, le rapport décrit le sabotage en règle de l’activité mené par Riccobono : refus de fournir des bobines de papier et de l’encre en quantités suffisantes, non paiement de la société d’intérim dont dépend une partie des ouvriers… Dans ces conditions délétères qui ont provoqué de nombreux arrêts maladie, ceux qui restaient ont travaillé comme des fous pour assurer la survie de leur entreprise. Les experts estiment que ces années ont provoqué « une dégradation spectaculaire de la santé des salariés ».
Le cas de Mop est extrême, mais symptomatique de ce qui se joue dans la filière. Si Riccobono s’est ainsi acharné, c’est sans doute parce qu’il s’agissait d’un exemple vigoureux de la puissance des syndicats d’ouvriers du livre, qui avaient l’habitude de cogérer les recrutements et l’organisation du travail au côté du chef de centre nommé par le patron.
Mickaël Pinci participe aux négociations entre l’État, les patrons de la presse quotidienne régionale et les syndicats, qui doivent aboutir à l’élaboration d’un « plan de filière ».
L’État va donner aux entreprises 36 millions d’euros pour financer le licenciement de 480 à 600 ouvriers du livre, et 116 millions pour « moderniser » les équipements. Trente entreprises sont concernées par le plan, qui vise à « passer de 1600 à 1200 salariés d’ici 2025 », indique Mickaël Pinci. Que fait Riccobono dans tout ça ? Après avoir bénéficié d’aides publiques du plan de filière de la presse nationale, il retente le coup, en profitant du fait que certaines de ses entreprises impriment aussi de la presse régionale. Un cabinet d’expertise comptable a estimé, en 2017, que le groupe Riccobono avait distribué environ 17 millions de dividendes à ses actionnaires sur les six dernières années.
Lisa Giachino
1 – Bah oui, à part quelques rares employées administratives, ce sont exclusivement des gars… si l’on excepte les créatures toutes nues, sur papier glacé, qui peuplent les cabines de conduite des rotatives.
2 – Quand les entreprises récupérées s’organisent par branche professionnelle, Richard Neuville, 2014, sur le site autogestion.asso.fr