Qu’ils le veuillent ou non, les collectifs autogérés se retrouvent confrontés à la question de la propriété à un moment de leur histoire. Le Clip et Antidote, deux réseaux de lieux, cherchent à « sortir durablement des biens du marché ». Reportage à La Déviation à Marseille.
Depuis la gare de L’Estaque, à côté de Marseille, il faut vingt minutes à pied pour monter jusqu’au domaine Lafarge : carrières, cimenteries et usines, désaffectées ou encore en activité. Le décor de roche calcaire est celui du film Marius et Jeannette (1), où Marius habite dans une cimenterie en démolition… Sur le chemin, on longe des grillages bien clos. Au panneau « propriété privée » répond l’écriteau de guingois qui annonce, un peu plus haut : « La Déviation ».
On entre par un grand portail. À gauche, en surplomb, la zone d’habitat et ses caravanes. Un petit bâtiment abrite la boulangerie, surmontée d’un étage en terre-paille en construction. « J’ai formé des bénévoles, qui se sont engagés à venir faire le pain une fois par semaine » explique Noa, une habitante.
Four à céramique, atelier de peintre, labo photo, studios de musique et de montage… Les vastes bâtiments de l’ancienne usine sont devenus des espaces de création artistique. « Le sol de la salle de danse a été entièrement réalisé avec les vieux bancs récupérés de la fac de lettres où on a fait nos études », lance Iris. En 2015, un petit groupe, constitué surtout d’étudiant·es en théâtre de l’Université d’Aix-en-Provence, tombe sur l’annonce d’un plombier, qui met en location l’usine dont il avait fait son atelier. Rapidement, le collectif décide de rester. L’ancien propriétaire vit toujours à côté. Achetée en 2019 grâce à des prêts de particuliers et des dons, La Déviation fait partie du réseau Clip, qui réunit des lieux autogérés dans le but de protéger leur propriété d’usage : si un jour, le collectif ne fonctionnait plus, le Clip s’assurerait que le site ne soit pas vendu, et que de nouvelles personnes l’utilisent dans le même esprit. Désaccords, séparation d’un couple, maladie, décès ou tout simplement envie de faire autre chose… L’histoire des groupes autogérés ne manque pas d’exemples où la propriété privée profite des coups durs pour se rappeler au bon souvenir des collectifs. Le destin du lieu est alors soumis à celui de son ou ses propriétaires officiels, et cela se termine souvent par une mise en vente. C’est ce que veut éviter le Clip, qui réunit aujourd’hui quatre lieux.
Loyers et droits de reprise
Dans le théâtre, on croise Edwin Cuervo, qui a accroché des tirages de photos prises la nuit, aux couleurs rendues intenses par la pleine lune et le temps d’exposition. Berges de carrières, empreintes de l’industrie dans le paysage… « On est plusieurs artistes à questionner le massif de la Nerthe » marqué par la cimenterie, dit-il. Les gradins du théâtre ont été « un gros chantier », précisent Noa et Iris. Un ancien ouvrier de l’usine « est venu nous aider. Il vient au bar, parfois ». Le bar est dans une grande salle, qui reçoit le public pour les sorties de résidences – une centaine d’artistes a été accueillie depuis 2015. Une partie de la toiture a été rénovée avec des panneaux solaires, et les anciennes tuiles ont servi à construire des terrasses, près du poulailler. Derrière les douches et l’ancien vestiaire des ouvriers, où chacun·e s’est approprié un casier en guise de placard de salle de bain, Noa et Iris savourent leur effet en nous faisant visiter le sauna. Il y a aussi « l’Otium (Mot latin lié au temps libre) du peuple », une « salle de réunion et de calme » toute neuve, avec plancher en bois et large baie vitrée, où il fait bon se reposer ou travailler. Mais dans l’ensemble, les conditions de vie restent spartiates. « On a un tiroir rempli de bouillottes, c’est très important, sourient les filles. Dans les caravanes, le chauffage est à prix libre… » Il n’est donc pas compris dans le loyer.
Celui-ci a été calculé pour être accessible avec un RSA, tout en permettant de rembourser les emprunts. Soit 240 euros par mois, dont 100 euros avec « droit de reprise ». C’est-à-dire que les anciens habitant·es pourront demander à être remboursés d’une partie de leur apport. « Cela permet de responsabiliser les futurs », explique Noa. Pour Malte, membre du Clip et cofondateur de La Déviation, où il n’habite plus, cette question est importante.
Les excédents permettent de soutenir de nouveaux lieux. « Chaque année, en assemblée générale de l’association propriétaire, on décide combien sera mis en réserve pour la solidarité », poursuit Malte.
Autonomie et solidarité entre collectifs
Chaque lieu membre du réseau comprend deux associations. L’association usagère réunit, comme son nom l’indique, les usagers du site. L’association propriétaire compte deux membres : l’association usagère, et le Clip. C’est l’association usagère qui gère le lieu. Si elle ne fonctionne plus, une autre pourra la remplacer. « L’autonomie est complètement laissée aux lieux, on ne veut pas toucher à l’autogestion, indique Malte. Et les transferts financiers se font directement d’un lieu à un autre. » Ce système est inspiré du Miethäuser Syndikat, qui existe en Allemagne depuis 25 ans et réunit environ 150 lieux d’habitat, dont certains de grande taille : « Des anciennes casernes anglaises ont été transformées en logements. »
Et il donne envie ! La dernière assemblée générale du Clip, en janvier, a réuni une quarantaine de personnes et attiré huit nouveaux collectifs. « C’était très joyeux, se réjouit Noa. Je vais aller en Rhône-Alpes aider à la création d’un lieu de santé. » Parmi les objectifs du réseau : monter un pôle de personnes ressources pour proposer des médiations aux collectifs en crise. Car « souvent, la mobilisation qui permet l’achat met de côté les questions de fond, les projections et visions différentes. Après, c’est plus compliqué », constate Malte.
Les lieux mettent en commun leurs titres de propriété
Plus récente, la foncière Antidote cherche, elle aussi, à « faire sortir durablement des lieux du marché et garantir leur vocation politique initiale le plus longtemps possible ».
Le groupe s’est inspiré de nombreuses expériences passées et présentes, dont celle du Clip. Mais le fonctionnement d’Antidote est un peu différent. L’idée est que les lieux mettent en commun leurs titres de propriété, au sein d’une structure qu’ils pilotent « à égalité ». L’association Les Passagères de l’usage se réunit trois fois par an, durant quatre jours, pour définir les grandes orientations. C’est elle qui dirige le fond de dotation Antidote, qui permet de défiscaliser les dons financiers et immobiliers. Lorsqu’un collectif souhaite acquérir un lieu, il réunit des dons localement, tout en bénéficiant d’un apport de la structure nationale.
Lisa Giachino
1 – Un film de Robert Guédiguian sorti en 1997.