Je n’ai rien contre l’ami de mon ami qui va installer sur son smartphone la fameuse application StopCovid : on se rassure comme on peut. De mon côté, je trouve cette application anxiogène au possible : attendre de recevoir, à tout moment, une notification comme quoi j’ai peut-être le Covid, alors que je n’ai aucun symptôme, me rendrait peut-être malade de stress. C’est quand même plus simple d’éviter les situations dans lesquelles je peux l’attraper, non ? (1) L’appli est peut-être faite pour les gens obligés de s’entasser dans le métro, comme un palliatif. Si c’est le cas, ça en dit long sur notre époque. Et puis j’aurais même tendance à penser que ce genre de fausse solution peut être dangereuse, car elle peut laisser penser que les gestes « barrière » ne sont pas si importants que ça. Comme les gens qui vous collent avec leur masque parce qu’ils croient qu’il s’agit d’un masque magique.
Non, pour que cette app’ soit vraiment efficace, il faudrait mettre le paquet : une géolocalisation en temps réel de tout le monde, des drones capables d’intervenir dans la minute, des capteurs partout dans la ville, des micros pour repérer les gens qui toussent… J’exagère un peu, mais en Chine, ils y sont presque.
Quand on installe StopCovid, on n’apporte pas sa pierre à un monde tel qu’on voudrait qu’il soit, c’est certain. Pourtant, au moment même où l’on télécharge l’application, on participe, qu’on le veuille ou non, à construire « quelque chose ». Le monde prend forme comme ça, par petites touches concrètes. C’est notamment l’avis du philosophe allemand Günther Anders, qui a réfléchi à notre rapport à la technique : « À l’opposé de l’utopiste, qui imagine un monde qu’il ne peut réaliser, l’homo technicus produit un monde qu’il n’est pas capable d’imaginer. » (2)
Avec la situation du confinement, caricaturale, on entrevoit malheureusement ce monde « en marche », comme dirait l’autre, un monde qui n’a pas attendu le covid pour se déployer, un monde « déréalisé », « sans contact ». On n’entrevoit pas uniquement l’espace public, réduit au strict nécessaire, bardé de capteurs, où nous serions nos propres espions grâce à nos smartphones. On voit aussi un monde dans lequel la monnaie, symbole de l’échange, est dématérialisée ; dans lequel on produit, on consomme et on drague devant un écran. Le risque zéro existe presque. Celui de ne jamais se sentir seul, sans pour autant devoir prendre aucun risque en côtoyant l’inconnu. Un monde dont la seule vertu est l’efficacité. À moins d’être fou, qui veut d’un monde pareil pour ses enfants ?
L’âge de faire est signataire d’un appel initié par le collectif Écran total pour s’opposer au « monde sans contact », donc refuser l’appli StopCovid (3). En effet, installer StopCovid, c’est faire un petit pas de plus dans cette direction. Une pratique un peu bizarre au début, comme le fait de pouvoir joindre quelqu’un ou d’être joint 24h/24, comme les caméras de surveillance, ou les drones dans le ciel, mais qui deviendrait une habitude, voire un besoin, parce qu’ « on ne sait jamais », c’est rassurant. Et puis on s’habitue à tout.
Pour La Boétie, l’auteur du Discours de la servitude volontaire, la tyrannie repose moins sur la répression que sur la dépossession volontaire de la liberté. Et puis on s’habitue, on oublie sa servitude. Jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour nous rassurer ?
« Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres », écrivait-il. 472 ans plus tard, refuser d’installer StopCovid, c’est peut-être expérimenter cette liberté. On le répète, pour les plus anxieux, ne pas télécharger cette appli n’est pas dangereux. La seule solution pour se prémunir et lutter contre la propagation du virus, en effet, on la connaît, et c’est une solution plutôt réjouissante : faire preuve d’attention dans notre rapport aux autres, en particulier auprès des plus fragiles. Une façon d’apporter sa pierre à un monde tel qu’on voudrait qu’il soit.
Fabien Ginisty
1 – L’association La quadrature du net a réalisé un argumentaire clair sur les nombreuses raisons de rejetter StopCovid. https://www.laquadrature.net/2020/04/14/nos-arguments-pour-rejeter-stopcovid/ 2 – Cette citation est un commentaire de l’association Technologos à propos du livre L’obsolescence de l’homme de Günther Anders, publié en 1956, traduit en français et publié en 2002 par les éditions de l’Encyclopédie des Nuisances. 3 – À retrouver sur notre site internet https://lagedefaire-lejournal.fr/
Numéro 152 – Juin 2020
Vous reprendrez bien un peu de nucléaire ?
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Dossier 6 pages : Vous reprendrez bien un peu de nucléaire ?
Dangereux, générateur de déchets radioactifs, ruineux, dépassé par les renouvelables… Le nucléaire est à bout de souffle, même en France, pays le plus nucléarisé du monde. Le gouvernement cherche pourtant à le relancer, vaille que vaille. Quant à la filière, elle met en avant de nouveaux arguments pour se vendre, notamment celui… de la sauvegarde de la planète : il s’agit d’une énergie décarbonée, qui ne dérègle donc pas le climat. Alors, le nucléaire est-il en train de renaître de ses cendres ? Ou assiste-t-on au chant du cygne ?