C’est par l’expérience intime de l’amour que l’homme préhistorique a été amené à frotter deux morceaux de bois pour produire du feu. Cette approche audacieuse est développée par le philosophe Gaston Bachelard.
Comment l’homme préhistorique a-t-il découvert que deux bouts de bois pouvaient s’enflammer par un frottement rapide et long ? Gaston Bachelard (1884-1962) s’est intéressé à cette question dans son ouvrage La Psychanalyse du feu, écrit en 1938. Considéré comme l’un des principaux représentants de l’école française d’épistémologie historique, il s’est illustré dans l’étude et la critique des disciplines scientifiques, de leurs méthodes et découvertes, dans une perspective historique. « Les explications scientifiques modernes , par leur rationalisme « sec et rapide », sont sans rapport avec « les conditions psychologiques des découvertes primitives », écrit-il dans son ouvrage. Ainsi pour découvrir comment l’homme préhistorique a eu l’idée de frotter deux morceaux de bois secs pour faire du feu, il faut pratiquer « une psychanalyse […] qui chercherait toujours l’inconscient sous le conscient, la valeur subjective sous l’évidence objective, la rêverie sous l’expérience ».
Les raisons objectives avancées pour expliquer comment les hommes préhistoriques auraient été conduits à imaginer le procédé de frottement « sont bien faibles », estime le philosophe.
Le feu par frottement n’a pu être suggéré par un phénomène naturel
Les rares auteurs qui ont cherché une explication rationnelle ont établi que les incendies de forêt se produisent par le « frottement » des branches en été. Cette approche a le gros défaut de se fonder à partir des connaissances que nous possédons aujourd’hui mais ne revit pas « les conditions de l’observation naïve ». Gaston Bachelard ajoute que « le phénomène en son aspect naturel n’a jamais été observé ». Pour appuyer sa démonstration, il cite Auguste Guillaume de Schlegel (1) qui lui aussi pensait que « poser un problème en terme rationnel ne correspondait pas aux possibilités psychologiques de l’homme primitif ». Si le feu est « trivial » pour nous aujourd’hui, il en est tout autre pour « l’homme primitif » qui aurait pu « errer des milliers d’années dans les déserts, sans en avoir vu une seule fois sur le sol terrestre, écrit de Schlegel. Accordons-lui un volcan en éruption, une forêt embrasée par la foudre […] même après avoir éprouvé les effets bienfaisants d’un feu que lui offrait la nature, comment l’aurait-t-il conservé ? Comment éteint aurait-il su le rallumer ? » La conclusion de Gaston Bachelard est sans appel : « Aucune des pratiques fondées sur le frottement, en usage chez les peuples primitifs pour produire le feu, ne peut être suggérée directement par un phénomène naturel. »
« L’amour est la première hypothèse scientifique pour la reproduction du feu »
C’est donc bien l’explication psychanalytique « pour aventureuse qu’elle semble » qu’il faut privilégier, nous dit Gaston Bachelard : « On va se convaincre que l’essai objectif de produire du feu par le frottement est suggéré par des expériences tout à fait intimes. L’amour est la première hypothèse scientifique pour la reproduction du feu. » On est loin du frottement de deux bouts de bois mais bien plutôt dans « l’expérience intime d’un frottement plus doux, plus caressant qui enflamme un corps aimé ». À l’origine du feu il y a l’humain, car « la main qui pousse le pilon dans la rainure, imite des caresses plus intimes. Avant d’être le fils du bois, le feu est le fils de l’homme ».
Nicole Gellot
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1 – Auguste Guillaume de Schlegel (1767-1845) est un écrivain, poète et philosophe allemand.