Le gouvernement impose aux enseignants de corriger « en ligne » les copies du bac. Ce pourrait être une bonne blague de la start-up nation, mais c’est malheureusement bien réel.
Santorin, c’est une île grecque de carte postale. C’est aussi le nom donné à un logiciel d’ « aide à la correction de copies », une trouvaille imposée aux enseignants dans le cadre de la réforme du bac. Expérimentée depuis 2019, son utilisation est cette année rendue obligatoire pour les épreuves de première et de terminale. Le Covid étant passé par là, seules les épreuves de philo et de français ayant été maintenues, seuls les profs de philo et de lettres ont donc pu « bénéficier » en avant-première de cette « aide à la correction ». Ainsi, les élèves ont planché sur papier le jeudi 17 au matin. Dès l’après-midi, des assistants d’éducation, des administratifs, des enseignants d’EPS, certains directeurs-adjoints se sont retrouvés à scanner de la copie à la chaîne, parfois jusqu’au samedi matin. Les copies scannées se sont retrouvées dans le « nuage », le cloud… dans un data-center quelque part dans le monde.
Les enseignants n’avaient plus qu’à se connecter à Santorin pour avoir accès aux copies et les corriger en ligne, en utilisant l’interface du logiciel pour souligner, annoter, etc. Bon : le lundi matin, l’interface a « planté » : certains profs ont perdu leurs corrections. Bon : certaines copies sont arrivées avec des pages manquantes, ou en désordre, ou floues, ou avec le nom du candidat. Bon : tant bien que mal, « l’aide à la correction » a été mise en place. Jugez plutôt du service rendu : « Pour ouvrir une copie, je dois cliquer une fois à gauche, trois fois à droite, zoomer dedans, choisir la couleur du crayon pour la correction… », explique une prof de lettres à Libération : chaque opération nécessite un clic. On imagine le plaisir des enseignants à travailler sur une telle interface, à propos de laquelle ils n’ont reçu aucune formation en présentiel. Ainsi, certains ont imprimé les copies, de manière à pouvoir travailler convenablement… mais ont dû ensuite intégrer leurs corrections sur le support numérique. Résultat : un temps perdu incroyable. Une prof de philo, qui corrige habituellement 30 copies par jour, témoigne aussi dans Libé qu’elle peine à atteindre les 20 cette année.
« Nous refusons d’ouvrir le logiciel Santorin »
« On fait l’appel derrière un écran, on fait cours derrière un écran, et maintenant, on corrige derrière un écran. On nous impose de passer nos vies devant un écran, tout cela pour utiliser des logiciels qui entravent notre profession. C’est insupportable. » Georges-Antoine Torre, à Vitrolles (13) fait partie des nombreux enseignants qui se sont mobilisés contre l’imposition de Santorin. Manifestations devant les rectorats, tribune dans Le Monde signée par 350 profs de philo, syndicats mobilisés dans le Sud-Ouest, nombreuses démissions dans les commissions d’harmonisation et d’entente… Le grief qui revient le plus souvent est le flicage des profs : ces derniers doivent corriger en étant connectés, le logiciel (et les humains derrière) sait donc combien de temps il passe par copie, quelle est l’avancée des corrections, etc. Ainsi, certains désobéissants ont choisi de télécharger les copies pour travailler hors ligne, et de renseigner Santorin au dernier moment, pour fausser les statistiques.
Georges-Antoine Torre et une cinquantaine d’enseignants de l’académie d’Aix-Marseille ont choisi une voie plus radicale : « Nous refusons d’ouvrir le logiciel Santorin. » Le collectif dénonce bien sûr le flicage et les dérives du dispositif, mais critique plus largement un outil qui « enjoint aux professeurs de penser leur pratique sous l’angle du management et non en termes disciplinaires ou pédagogiques ». « Telle est la logique de l’éducation au XXIe siècle : remplacer l’enseignement vivant par une série d’évaluations standardisées, et réduire les élèves à un agrégat machinique de “modules” ». Les membres du collectif risquent « 2 semaines sans salaire, c’est pratiquement certain. Mais ils (la hiérarchie, Ndlr) pourraient avoir aussi l’idée de nous considérer comme des grévistes jusqu’à la rentrée. Là, on risquerait 3 mois. » À moins que le rectorat accède à leur demande, à savoir les laisser corriger les copies-papier ?
Fabien Ginisty