Vidéoconférence, juge unique, décisions par ordonnances : pour accélérer les procédures, faire des économies et décourager les requérants, la justice rabote ses principes de base quand elle traite du droit d’asile et des étrangers.
Des expérimentations qui risquent d’être, ensuite, appliquées à l’ensemble du système. Ancien officier de Marine nationale devenu magistrat, Bernard-Eugène Valette a été président vacataire, de 2003 à 2016, de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA).
Aujourd’hui retraité, il se souvient de la réflexion d’un mendiant qui a marqué sa conception du rôle de juge : Un bonhomme était assis dans la rue avec son béret. Machinalement, je lui jette une pièce. Il m’interpelle : “J’ai pas besoin de ta pièce, tu m’as même pas donné tes yeux !” Voilà ce qu’on attend d’un juge : c’est que ça donne ses yeux.
Cependant pour que les juges continuent de donner leurs yeux, de nombreux spécialistes du droit d’asile luttent contre l’extension des audiences en vidéoconférence. Et jusqu’à présent, celles-ci étaient pratiquées uniquement si la personne jugée donnait son accord, ou si elle résidait outre-mer alors que la juridiction se trouvait en France hexagonale.
La loi sur l’immigration de septembre 2018 a prévu de généraliser ce type d’audience.
Celui-ci est désormais appliqué, sans leur consentement, à des étrangers placés en centre de rétention.Autre cas de figure : une expérimentation a été lancée à Nancy et à Lyon, où les demandeurs d’asile sont censés être entendus, par écran interposé, par la CNDA qui siège à Montreuil, près de Paris. Face au blocage des audiences par les avocats, une négociation est en cours.
Jérôme Cukier, qui a fait partie des grévistes, s’inquiète des conditions de ces audiences : J’ai assisté à des échanges entre le président de la chambre de la CNDA et des collègues qui demandaient des renvois. Ce qui m’a frappé, c’est que ni le requérant, ni le président, ni les avocats ne peuvent se voir en face-à-face. C’est une espèce de profil. Ils ne se regardent pas.
Au-delà des modalités techniques, cet avocat spécialisé dans le droit des étrangers rappelle un principe de base : L’idée que la justice se fasse dans un lieu où tout le monde est réuni, ça fait partie de la bonne marche de la cité et de la vie en société.
Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs refusé que la vidéoconférence soit généralisée en justice pénale. En revanche, il l’a validée pour les demandeurs d’asile et étrangers en rétention, sous prétexte de « bonne administration des deniers publics ».
Pourquoi cette différence entre un détenu et un étranger en rétention ?
interroge Jérôme Cukier.
Il ne s’agit pas du seul cas de disparité entre la justice de droit commun et celle destinée aux étrangers. Le principe de collégialité, qui veut que les affaires « graves » ne soient pas jugées par un seul magistrat, est ainsi remis en cause. C’est une tendance générale : depuis une trentaine d’années, les recours au juge unique se sont étendus en matière pénale, civile et administrative – essentiellement pour faire des économies. Pour les domaines considérés comme complexes, le jury collégial reste cependant la règle.
Sauf… pour la Cour nationale du droit d’asile.
« La décision à trois apporte plus de sagesse »
Juge unique, juge inique ! Bernard-Eugène Valette aime répéter cet adage qui fait écho à une phrase de Montesquieu : Le juge unique ne peut exister que dans des gouvernements despotiques. L’ancien juge décrit l’équilibre qui s’est progressivement construit à la Cour nationale du droit d’asile : Le président est un magistrat qui a, à sa droite, un membre désigné par le Conseil d’État, souvent un diplomate qui connaît parfaitement la géopolitique, et à sa gauche, un représentant du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR). Sur chaque dossier, un rapporteur, fonctionnaire de la Cour, donne son point de vue en fonction du dossier et de la géopolitique(1). En s’appuyant sur « un faisceau d’indices et l’intime conviction », le tribunal doit décider s’il accorde le droit d’asile à des personnes déboutées par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). En cas de refus, le demandeur n’aura quasiment aucun recours (2).
Quand il y a la vie de quelqu’un dans la balance… c’est une décision lourde.
insiste Bernard-Eugène Valette.
Jérôme Cukier confirme : La collégialité est très importante pour estimer l’histoire de quelqu’un. C’est un principe fondamental dans toutes les juridictions. La décision à trois apporte plus de sagesse. Depuis 2015, des procédures accélérées ont été mises en place pour traiter les demandes d’asile. Ainsi, en 2016, 40 % des décisions de la Cour ont été prises « en juge unique », indique l’avocat.
« Si on se prive de l’oralité, on aura de profonds dénis de justice »
Le passage au juge unique facilite une autre évolution : la multiplication des décisions par ordonnances, que le magistrat prend dans son cabinet, sans entendre la personne.
Des ordonnances de refus sont prises parce que le recours n’a pas été fait dans les temps, parce que la personne n’a pas écrit de choses nouvelles suffisamment intéressantes… C’est un détournement des garanties, pour des gens souvent démunis par rapport à la langue et à ce qui leur est arrivé. La juridiction se transforme en mécanisme de refus.
dénonce Bernard-Eugène Valette.
Pour montrer à quel point le contact humain est important dans ce type de procédure, l’ancien magistrat raconte l’histoire d’une femme de La République démocratique du Congo, qui demandait l’asile à l’époque de Laurent-Désiré Kabila. Elle est venue sans avocat, et a seulement dit : “Une nuit, au commissariat, ça a été terrible. Mon concubin faisait partie des forces de Mobutu, il a disparu.” Elle pleurait. Il n’y avait rien dans les papiers. Le représentant du HCR a demandé si elle avait un certificat médical. Non. Il a dit qu’il fallait qu’elle aille au Comité pour la santé des exilés. Deux mois après, on a eu le rapport : je ne vous dis pas dans quel état était son bas-ventre. Dans une procédure d’ordonnance, elle aurait eu un rejet. Si on se prive de l’oralité, on aura de profonds dénis de justice. On doit voir, écouter, entendre pour juger.
Vidéoconférence, juge unique, décisions par ordonnances :
On accélère les procédures à tout crin en rognant sur les droits des gens.
estime Jérôme Cukier.
Les étrangers servent-ils de cobayes pour une justice au rabais, qui risque ensuite d’être généralisée ?
Pour l’avocat, cela ne fait guère de doute. Ce que l’on expérimente en droit des étrangers peut ensuite être introduit dans le contentieux de masse. Certains principes sont amoindris, rabotés. Et quand c’est bien rentré dans les esprits, ça peut être appliqué ailleurs ! On expérimente en permanence.
La complexité du droit, la diversité des juridictions et la masse de plus en plus énorme des textes de lois (lire colonne ci-contre) rendent le phénomène difficile à appréhender dans sa globalité. D’autant que l’expérimentation se fait à la fois dans les textes et dans la pratique, y compris en transgressant la loi. Ainsi, tandis que certaines préfectures appliquent scrupuleusement le droit, d’autres motivent leurs refus de titre de séjour ou de regroupement familial par des arguments qui seront la plupart du temps jugés irrecevables par les tribunaux…
Sauf que si le requérant ne fait pas recours, il pourra être expulsé.
constate Jérôme Cukier.
Que ce soit par les lois, les directives ministérielles ou la pratique des fonctionnaires, peu à peu, le droit applicable change. Par petites touches, mais toujours dans un sens « plus contraignant et restrictif, qui suit la courbe de l’évolution politique ».
Lisa Giachino
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1 – Sur les conditions de travail des rapporteurs, lire l’article de Bastamag : « À la Cour nationale du droit d’asile, 28 jours de grève contre les ravages de la ”politique du chiffre” », 19 avril 2018, bastamag.net
2 – En cas de refus de la CNDA, le demandeur pourra seulement se pourvoir en cassation s’il y a un problème de forme, mais cette démarche coûte très cher et n’est pas couverte par l’aide juridictionnelle.
Au sommaire du numéro 143
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