Dans ces centres de santé, les habitant·es s’inscrivent, puis n’ont plus rien à payer pour se faire soigner. Une médecine sociale pour laquelle soignant·es engagé·es et patient·es ont dû affronter l’Ordre des médecins, sans jamais rien lâcher.
Légende de la photo ci-dessus : En 1985, une patiente arrose avec la douche l’huissier et les policiers qui ont brisé la vitre de l’habitation d’un médecin. © Kris Merckx
« Et si les multinationales payaient l’impôt ? » Voilà ce qui est écrit en vitrine de la maison médicale Renfort, à Molenbeek. Pas banal pour un centre de santé… Il faut dire que celui-ci fait partie des onze maisons Médecine pour le peuple, liées au PTB, le Parti du travail de Belgique, anticapitaliste.
À l’intérieur, derrière le comptoir vitré, Patricia Polanco explique le fonctionnement du lieu.
Mille huit cents personnes sont inscrites dans cette maison médicale et suivies par l’équipe de quatre médecins, deux infirmiers et une assistante sociale, qui partagent les dossiers des patient·es. L’approche des problèmes de santé est globale… et politique. Car les habitant·es de Molenbeek, quartier populaire de l’ouest de Bruxelles*, paient dans leur corps les inégalités sociales et la course aux profits. « On a beaucoup de maladies musculo-squelettiques causées par le travail, observe Patricia. Certains patients ne se chauffent pas. L’asthme est souvent lié aux logements insalubres. » Ici, le travail médical ne se limite pas au diagnostic et à la prescription. L’équipe de Médecine du peuple cherche à intervenir sur les causes des maladies, y compris par la mobilisation collective. « On interpelle la commune sur les problèmes de logement, poursuit Patricia. Parfois, on fait des manifestations et des patients se joignent à nous. Il y a quelques années, des parents sont venus se plaindre, car la commune de Molenbeek voulait supprimer les cours de natation. Des médecins et des patients se sont mis ensemble pour appeler la presse. Le bourgmestre a cédé. Nos médecins font aussi des études pour définir certaines propositions de lois. » Sur les 94 députés du parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 12 sont membres du PTB – dont une médecin de maison médicale, et quatre ouvriers.
Avec les ouvriers du chantier naval
Au moment de partir, Patricia me tend un pavé de près de 500 pages : « Médecin du peuple ». Son auteur, Kris Merckx, a ouvert en 1971 la première maison médicale de Belgique à Hoboken, un quartier d’Anvers, grâce à la mobilisation des ouvriers du chantier naval. « Nos premiers médecins se sont installés là où il y a les usines, pour soigner les travailleurs », souligne Patricia.
La santé est au cœur des luttes sociales et des batailles politiques en Belgique. En 1964, Kris Merckx est encore étudiant en médecine quand éclate la grève initiée par l’Ordre des médecins. Pour protester contre la régulation des honoraires suite à la mise en place de la sécurité sociale, de nombreux médecins font leurs valises et vont « se réfugier » dans des hôtels juste après la frontière, en Hollande ou au Luxembourg. Dans un reportage télévisé, l’un d’eux se défroque et montre ses fesses à la Belgique. Dans tout le pays, syndicats ouvriers et mutuelles organisent des manifestations contre cette grève, qui gonflent encore lorsqu’un petit enfant meurt des suites d’une bronchite, faute d’avoir été soigné. Finalement, une commission où siègent les mutualités et les syndicats de médecins est chargée de fixer les honoraires.
Quelques années plus tard, l’ébullition de mai 68 fait naître une vocation sociale chez de jeunes médecins. Leur vision « progressiste » du métier est aux antipodes de celle de l’Ordre et des syndicats qui lui sont liés. Sous couvert de défendre la « liberté du médecin » et le « libre choix du patient », ces organes corporatistes veulent maintenir le haut niveau de revenus et le statut social privilégié de leurs membres, dénonce Kris Merckx.
À l’époque, le jeune généraliste découvre la politique et les luttes ouvrières. En 1970, avec quelques autres jeunes marxistes, il va à la rencontre des 3 000 grévistes de Cockerill Yards, le chantier naval d’Hoboken, à Anvers, qui réclament une augmentation de salaire. Il est confronté aux fièvres des brûleurs et des soudeurs, exposés aux vapeurs d’oxyde de zinc lorsqu’ils travaillent dans les double-fonds des navires, et aux cancers provoqués par l’amiante. Non seulement les conditions de travail sont destructrices, mais beaucoup d’ouvriers n’ont pas les moyens de débourser le « ticket modérateur » – le reste à charge de la consultation, qui n’est pas payé par la sécurité sociale.
En parallèle de la création d’Amada, mouvement politique qui deviendra le PTB, les discussions avec un brûleur, un tourneur et son épouse aboutissent à une idée : créer un cabinet médical où le ticket modérateur ne sera pas réclamé aux personnes qui n’ont pas d’argent. Kris et son ami, un autre jeune médecin, renoncent ainsi à une partie de leur rémunération. Grâce à l’aide d’ouvriers du chantier naval, un rez-de-chaussée est aménagé et le cabinet ouvre en 1971. Cet engagement bénévole des patient·es sera durable. Dans son livre, Kris Merckx a publié les photos de bénévoles qui ont participé au chantier de transformation de la maison médicale de Hoboken, de 1997 à 1999. Il décrit aussi leur implication dans les soins, avec par exemple la création de groupes de personnes souffrant de la même maladie, qui se donnent mutuellement des conseils et pratiquent des exercices ensemble.
Arrestations et seaux d’eau glacée
Des médecins qui ne font pas payer leurs patient·es, leur parlent politique, distribuent de la propagande communiste à la sortie des usines et dénoncent les pratiques de la « médecine à fric »… Il n’en fallait pas plus pour irriter leurs collègues conservateurs. Rapidement, une plainte collective est déposée auprès de l’Ordre contre leurs « tarifs bradés » et leurs « idées subversives ». L’Ordre a le pouvoir de suspendre les médecins, qui peuvent alors être poursuivis en justice pour exercice illégal s’ils continuent à travailler. Les docteurs de la maison médicale répliquent en refusant d’arrêter leurs consultations, protégés par leurs patient·es qui montent la garde devant le cabinet et les accompagnent dans leurs visites à domicile. En 1972, lors de la première convocation de Kris Merckx et son collègue par l’Ordre, la foule crie : « À bas la Horde ! Médecine pour l’argent, non ! Médecine pour le peuple, oui ! » C’est de là que vient le nom. Les procès réunissent des foules. Kris fait quelques passages en prison.
À partir de 1979, la bataille s’élargit à d’autres médecins moins engagés politiquement. Cette année-là, les médecins conservateurs lancent une nouvelle grève pour empêcher la mise en place du carnet de santé (visant à éviter les actes superflus) et la création de la médecine généraliste forfaitaire, via l’inscription chez un médecin ou dans une maison médicale. Cette fois, de nombreux soignants s’opposent à la grève et refusent de payer leurs cotisations à l’Ordre. Plaintes, saisies par des huissiers, arrestations, violences policières… Le conflit ira loin et touchera largement les personnels des maisons médicales. Pour les aider, des patient·es stockent leurs affaires et leur prêtent des vieilleries qui seront saisies à la place, jettent des seaux d’eau glacée sur les huissiers, serruriers et policiers… La guerre juridique dure deux générations. « L’Ordre des médecins et le PTB signent l’armistice après 40 ans », titrait le journal Le Soir en 2019. Le système du forfait s’est mis progressivement en place à partir des années 80.
Aujourd’hui, il existe environ 200 maisons médicales en Belgique, et le nombre de personnes soignées au forfait progresse, même s’il reste minoritaire.

La Fédération des maisons médicales, le principal réseau, réunit 125 établissements en Belgique francophone. Créée en 1981, elle a pour objectif de « favoriser l’autonomie du patient par la connaissance et la compréhension de sa maladie et, ce faisant, de diminuer le pouvoir médical ». Comme Médecine pour le peuple, elle considère que « c’est la société qui rend les gens malades et que l’amélioration passe par des réformes à tous niveaux : mode de vie, habitat, conditions de travail », souligne Bruxelles en mouvement, journal des comités de quartier, qui a consacré un dossier aux maisons médicales. L’autogestion et l’égalité entre les membres du personnel des maisons médicales sont aussi prônés par la fédération, même si « cet idéal est parfois mis à mal par la taille des équipes », relève le journal.
Celles et ceux qui ont participé à cette rude bataille partent progressivement à la retraite, remplacés par une nouvelle génération qui se mobilise pour que toute la population ait accès aux soins des spécialistes – pour l’instant soumis à la logique libérale. Pendant la période Covid, les collectifs de soignant·es ont en tout cas démontré leur efficacité. Les maisons médicales faisaient partie des rares lieux encore ouverts pour les personnes précarisées.
LG
* En fait, Molenbeek est une commune du centre de l’agglomération de Bruxelles. La région de Bruxelles est constituée de 19 communes – les plus centrales de l’agglomération, qui est plus vaste. Mais si l’on se réfère aux villes françaises, Molenbeek est plutôt l’équivalent d’un quartier.