Octobre 1925. À la Une de L’avenir d’Arcachon, « journal des intérêts balnéaires, industriels et ostréicoles de la contrée », l’ancien député de Bordeaux Albert Chiché prend à bras-le-corps un débat épineux. D’un côté, les États-Unis, leur « puissance » et leur vision de la vie, jugée austère et aseptisée. De l’autre, la France, son goût « affiné », sa sensibilité latine, son charme « naturel ».
Le baroud des fromages au lait cru a-t-il déjà commencé ? Que nenni. Ce sont pour les « mignonnes broussailles », c’est-à-dire les aisselles velues des femmes, que l’on s’inquiète. Dans le numéro suivant, un Américain outré compare le laisser-aller des Françaises, qui se laissent pousser des « caves à charbon sous les bras », avec les rues d’Arcachon qui « sentent l’infection ». « Poésie de la chair » contre hygiène du glabre… « L’épilation des aisselles se fait miroir des peurs françaises vis-à-vis de l’américanisation grandissante du monde », analyse Romane Suchet dans son mémoire Le duvet charmant, La pilosité féminine au XIXe siècle, 1800-1940 (1).
L’étudiante en histoire ne s’attendait pas à voir le poil apparaître dans autant de sources : articles et publicités, peintures, annuaires de commerce, ouvrages de médecine, traités d’éducation… La plupart du temps, ce sont des hommes qui parlent des poils des femmes. Les rares femmes qui s’expriment appartiennent à la bourgeoisie, milieu dans lequel l’épouse, « vitrine de la réussite de son mari », a du temps et de l’argent pour commander une pâte dépilatoire ou aller dans un institut. Les femmes des classes populaires, semble-t-il, se rasaient avec le verre d’une ampoule ou flambaient leurs poils à la bougie.
Marqueur de supériorité
Romane Suchet voulait un sujet « qui réponde à des questionnements contemporains. Le XIXe siècle a fondé des raisonnements genrés très présents aujourd’hui ». La pilosité fait partie des éléments utilisés pour distinguer les deux sexes, et marquer la supériorité masculine. Aux hommes, les vrais poils virils. Aux femmes, le « duvet » qui renvoie à l’enfance, l’immaturité, la fragilité. Les individus qui n’entrent pas dans ces cases sont considérés comme déviants. Il revient aux femmes d’entretenir « l’illusion du lisse » en épilant ce qui n’est pas caché par les vêtements – tout en gardant du poil aux bons endroits.
Les genres pileux sont aussi utilisés pour démontrer l’infériorité des populations colonisées. Les Asiatiques et Maghrébins, moins poilus que les Blancs, sont censés avoir « une douceur et une mollesse générale de tout le corps » – ce ne sont donc pas de « vrais » hommes. Le médecin Félix Jayle prétend que « le caractère de race se retrouve mieux dans le système pileux génital que dans les cheveux ». Des descriptions de la « vahiné », la « négresse », la « mulâtresse » comparent leur toison à celle de la femme blanche.
Nous, les singes nus
De cela, que nous reste-t-il ? Des « idéologies si florissantes qu’elles en sont invisibles », soupçonne Priscille Touraille. Cette anthropologue, qui a montré le rôle des régimes alimentaires comme « force sélective de l’évolution biologique » vers un écart de taille entre les hommes et les femmes (2), estime qu’une recherche sur les différences de pilosité pourrait réserver des surprises (3). Contrairement aux idées reçues, la densité des poils n’est pas directement liée à la production d’hormones. La réalité, beaucoup plus complexe et subtile, est encore à l’état de « friche scientifique ».
Ce que l’on sait, c’est que « l’Homme est un singe nu » (4) : c’est le seul primate à ne pas posséder de pelage. Pour quelle raison ? Il existe de nombreuses hypothèses. La peau nue aurait permis de transpirer pour lutter contre la chaleur de la savane, ou de limiter la prolifération des parasites sur le corps. Elle aurait été plus adaptée à la vie semi-aquatique menée par nos ancêtres à la saison sèche. Ou encore, elle permettrait de mieux voir les changements de couleur du visage et d’en traduire les signes. Quant à Darwin, en 1871, il pensait que les humains avaient opéré une « sélection active » en trouvant « plus attractifs les rapports sexuels avec des individus qui manifestaient des phénotypes glabres » (3). Priscille Touraille regrette que son intuition n’ait pas été approfondie par les scientifiques.
Lisa Giachino
1- Mémoire de Master 2 en Histoire des sociétés occidentales contemporaines, Université Paris 1, 2018-2020.
2 – Priscille Touraille, Hommes grands, femmes petites : une évolution coûteuse. Les régimes de genre comme force sélective de l’évolution biologique, éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 2008.
3 – Priscille Touraille, Des poils et des hommes. Entre réalités biologiques et imaginaires de genre eurocentrés, Cahiers d’anthropologie sociale n°6, 2010.
4 – Référence : Formule du zoologiste Desmond Morris, 1969.