Lundi 1er octobre, le maire de la petite ville de Riace, en Calabre, Domenico Lucano, a été arrêté, puis placé aux arrêts domiciliaires. Il est soupçonné d’aide à l’immigration clandestine.Cet homme de soixante ans, humaniste convaincu, a fait revivre son village, en accueillant depuis 1998, des migrants arrivés par la mer.
Aux yeux du ministre de l’intérieur, Matteo Salvini (Ligue, extrême droite), il est l’homme à abattre. En avril 2017, nous avions relayé l’engagement de ce maire dans un article portant sur Une paese di Calabria, le documentaire de Shu Aiello et Catherine Catella, qui raconte la renaissance de Riace sous l’impulsion de son maire (lire ci-dessous).
Riace s’ouvre aux réfugiés
À Riace, l’arrivée de réfugiés, vécue comme « une manne tombée du ciel », a permis à ce petit village de Calabre, déserté par sa population, de renaître.
A Riace, tout est arrivé par la mer. Au rythme des vagues, qui se brisent sur la grève, la marée donne et reprend. Turcs, Grecs, Albanais ont accosté il y a longtemps déjà sur ces rivages de Calabre, à l’extrême pointe méridionale de l’Italie et se sont mélangés aux populations qui vivaient là.
Certains sont restés, d’autres ont repris le large. Plus tard, poussés par la misère et la faim, beaucoup ont pris le chemin de l’exil.
Cet exode, débuté dans les années 20, s’est poursuivi au cours des décennies suivantes. En un siècle, l’Italie a perdu la moitié de ses habitants. Le village de Riace, dont il est question dans le film documentaire Un paese di Calabria (1) de Shu Aiello et Catherine Catella, s’est vidé de sa population.
Seuls les vieux sont restés : ses maisons ont été abandonnées, ses rues sont devenues désertes et les fenêtres qu’on prenait grand soin de fermer, pour ne pas faire entrer les esprits, se sont mises à claquer au vent. Symbole de cet abandon, une villageoise, au regard perdu, avance à petits pas, d’une maison à l’autre, et appelle. Mais personne ne répond.
« Une manne tombée du ciel »
En 1998, quand deux cents Kurdes sont arrivés par la mer, Riace a compris que c’était un signe du destin. « Une manne tombée du ciel », dira un habitant.
Un homme, Domenico Lucano, y a vu l’opportunité de faire revivre le village.
Deux cents jeunes hommes en forme arrivaient avec leur savoir-faire. Une association a été créée, Città Futura, et les réfugiés ont commencé à retaper les maisons. Shu Aiello
pour se loger au coeur du village et accueillir en été les touristes.
Domenico Lucano, alors conseiller municipal d’opposition, a su convaincre une municipalité dirigée par le parti de centre droit, Forza Italia (2), d’accueillir des réfugiés et d’inscrire la commune au programme national d’accueil en 2001. « Chaque habitant a compris que les réfugiés allaient les sauver de la mort. Tout le monde s’est mis ensemble», raconte la co-réalisatrice.
En 25 ans, Riace est passé de 900 à 2 100 habitants. Écoles, commerces, services publics ont rouvert. Une coopérative agricole a été créée. Quelques familles se sont installées dans le village de façon pérenne et dans d’autres villages alentour. Désormais, les enfants courent dans les rues sous le regard des petits vieux. Les réfugiés continuent d’arriver à Riace et dans les villages voisins qui se sont ouverts à l’accueil.
L’association Città Futura gère 400 demandeurs d’asile ou réfugiés de 27 nationalités différentes. Elle oriente vers d’autres destinations ceux qui préfèrent vivre en ville. Baïram a choisi de rester au village.
Dès que je suis arrivé ici, ça m’a fait penser au Kurdistan, dit-il.
Des ressemblances géographiques et culturelles. Ça m’a plu.
Et puis, il y a eu la naissance des enfants et j’ai très vite trouvé du travail.Baïram
Baïram est charpentier. Il a participé à la restauration des maisons. Une terre d’émigration Ici on n’a pas oublié le passé. « Nous avons tous au moins un membre de notre famille qui a émigré dans un pays lointain », rappelle Domenico Lucano, élu maire de Riace en 2004.
L’histoire des réfugiés croise celle des migrants italiens qui ont quitté leur village pour le Nord du pays ou l’Australie. Une voix, en filigrane, nous raconte par petites touches l’exil de Rosa Maria, la grand-mère de Shu Aiello :
« Combien de temps a duré le voyage, je ne sais plus, plusieurs jours. Je ne savais pas que l’Italie était si grande.
On m’a dit de descendre (du train. Ndlr.) quand j’entendrai crier Nice. Quand on est arrivés dans cette ville immense, j’ai vu la foule sur le quai […].
Les gens parlaient français je ne comprenais rien. Je pleurais et puis je l’ai vu avec son chapeau noir, Antonio, il était là. »
Rosa Maria avait épousé Antonio. Il avait un peu de terre. Mais quand il est revenu de la guerre, il n’a plus trouvé ses champs.
Sa mère, pour survivre, les avaient vendues « pour presque rien ». Il a quitté son village pour aller à Nice et devenir maçon. Il n’est jamais revenu. Rosa-Maria l’a suivi. Elle est devenue femme de ménage.
Les grandes familles lorgnaient les terres agricoles quand les maris partaient à la guerre et proposaient de les acheter pour un prix dérisoire.
Ma grand-mère était pauvre. Elle était porteuse d’eau.
Elle allait à la rivière remplir la jarre qu’elle portait sur la tête.
Elle vendait l’eau de maison en maison. Shu Aiello
L’alchimie de Riace
Mouvement des vagues. Arrivée du bus, départ du train. Une fanfare déambule dans les rues, des passants vont et viennent. Le coeur de Riace bat tranquillement, dans ses champs d’oliviers, à la terrasse du café.
On était sur cette idée que les humains, c’est comme la rivière, ça bouge.
Les hommes partent des endroits où ils ne sont pas bien pour aller ailleurs.
On voulait rendre le mouvement perpétuel et puis l’âme de Riace.
Mémoire de l’exil, sens de l’hospitalité, instinct de survie. Riace a montré des capacités d’accueil et d’ouverture sur le monde. Elles relèvent d’une alchimie qui garde sa part de mystère.
Les habitants parlent peu. Ce ne sont pas des humanitaires. Ça se fait.
Si vous êtes du village d’à côté vous êtes un étranger. Si on est dans le village, on est dans le village.
Les réfugiés ont été accueillis au centre du village. Ça a facilité leur intégration.estime Shu Aiello.
La force du village c’est son identité très forte. Une identité jamais remise en question par l’étranger mais au contraire partagée par les nouveaux arrivants. Curieux télescopage de l’histoire, les saints guérisseurs, Cosma et Damiano, que toute la population fête en grande pompe pendant trois jours à la fin de l’été, seraient venus de Syrie pour soigner les enfants du pays. Le prêtre de la paroisse n’a pas échappé à la magie qui s’opère à Riace. Plutôt « rigide et traditionaliste » à son arrivée, il a changé sous l’influence du village.
Le jour de Noël, on assiste à un séquence très intense, le baptême de Daniel. Entouré de sa marraine italienne et de sa maman réfugiée, le prêtre lui signifie son entrée dans la communauté. Désormais, l’enfant a sa place. On comprend par le témoignage d’une voix off, que la plupart des enfants nés à Riace sont le fruit de viols perpétrés dans les camps de Libye. Plus tard, lors d’une célébration religieuse pour la paix, le prêtre présente une famille de réfugiés arrivant de Gambie.
« C’est une famille musulmane, dit-il. Ils vont prier leur dieu, le même que le nôtre, dans leur langue».
Combattre la culture mafieuse
On ne peut pas parler des réfugiés sans parler de la mafia, explique une femme dans Un paese di Calabria. Effectivement, le village s’est distingué en refusant la loi du silence et en choisissant la résistance collective face aux pressions mafieuses. Shu Aiello et Catherine Catella ont assisté à un conseil municipal exceptionnel, au cours duquel l’assemblée a décidé de porter plainte contre X et de se porter partie civile, contre les exactions commises par la mafia calabraise, la ‘ndrangheta.
Du jamais vu.
Nous devons combattre sans demi-mesure la culture mafieuse et la moindre chose qui ressemble à de l’abus de pouvoir et à du racket.a précisé Domenico Lucano devant ses conseillers.
Voitures et magasin brûlés, chien empoisonné, intimidations sur une personne, tirs sur une voiture, la mafia a parlé.
« Elle n’aime pas que les migrants soient mis sur un pied d’égalité à Riace.
La mafia fait travailler des immigrés sur de grandes plantations maraîchères dans des conditions proches de l’esclavage. L’exemple de Riace risque d’influencer ces travailleurs surexploités. »explique Shu Aiello.
Pour le village et son maire, lutter contre la mafia et accueillir les migrants relèvent de la même démarche, à savoir la défense des droits. Domenico Lucano a été réélu en 2016 pour un troisième et dernier mandat, après avoir réaffirmé qu’il avait toujours choisi le camp des plus faibles et que le projet d’accueil des réfugiés était né de ce choix.
Nicole Gellot
1 – Un pays de Calabre : comme en français, le mot pays a un double sens et est employé pour parler d’un village.
2 – Forza Italia (Allez l’Italie) a été créé en 1994 par Silvio Berlusconi.
Sommaire du numéro 133 – Septembre 2018 :
- EDITO : Mc Do coopératif ?
- l’Atelier soudé a la solution, pas les financements
- Uruguay : une école 100 % recyclée
- Comores : Symbiose avec les tortues entretien « Les normes protègent les plus faibles »
- Livres : Une bd en circuit court
- Loin des yeux nos forêts disparaissent
- Reportages : En Italie solidaire
- Portfolio : En Bretagne, un lieu d’accueil autonome
- Les actualités : NDDL “convergeons contre la normalisation !”
- Grrr ondes : Cynisme tous azimuts
- NEF : être banquier autrement “rêve ou réalité ?”
- Jardin / Adopter ses premières poules / Le sureau noir
- Jeu : l’awalé
- Forum
- Mots croisés
- Livres pratiques
- Fiche pratique : la guêpe
- Notre campagne d’abonnement