Textos, porno, applis… Les écrans conditionnent nos rencontres et nos vies amoureuses. Ils engraissent par-dessus le marché les géants du numérique, aux mains d’une poignée de mâles très douteux. Et si au lieu de cette drague 5G, on ressayait la simplicité ?
Qu’est-ce que ça exige, au juste, être un homme, un vrai ? Répression des émotions. Taire sa sensibilité. Avoir honte de sa délicatesse, de sa vulnérabilité. Quitter l’enfance brutalement […] Être angoissé par la taille de sa bite. Savoir faire jouir les femmes sans qu’elles sachent ou veuillent indiquer la marche à suivre. » Nous sommes à la page 28 du livre King Kong Théorie de Virginie Despentes. Ça résonne en moi. Une femme qui parle aussi bien des hommes, c’est troublant. Écrit en 2006, cet essai féministe rédigé à la première personne n’a pas pris une ride.
J’ai 23 ans et moi aussi, j’ai grandi dans une société patriarcale. Où les hommes ne doivent pas pleurer, pas pisser assis ou ne pas être pénétré. Où les femmes doivent séduire, gérer les courses et s’occuper des enfants. Comme nous tou·te·s, j’ai été biberonné à ce modèle occidental : un papa, une maman, la société et son machisme ambiant.
C’est encore Despentes qui le dit : faire passer les mecs pour des bonhommes virils et les femmes pour des mères porteuses, tout cela ne sert qu’à faire de nous de bons travailleurs et de gentils soldats. De la chair à canon pour servir les intérêts de l’État ou des patrons.

Xavier Niel dans mon lit
Après l’Église, c’est d’ailleurs l’État qui a pris la main sur nos désirs sexuels. En 75, Giscard interdit le porno sur grand écran. « Le peuple remplit les salles et découvre la notion de plaisir. Mais Le Président protège le peuple français de son envie d’aller voir au cinéma des bons films de cul », poursuit Virginie Despentes à la page 98. Sans subventions publiques ni projections en salles, le cinéma pornographique est censuré. L’État privatise le business du sexe.
C’est là que l’amour numérique débarque, dans les années 80. Ça commence avec le fameux Minitel rose. Certains lascars vont faire fortune grâce à ce service de messagerie érotique. Comme ce jeune entrepreneur plein de fougue du nom de Xavier Niel. Le patron de Free et co-propriétaire du journal Le Monde a exploité nombre de peep-shows, sex-shops, sites pornos, et vente par correspondance de sex-toys… Curieux hasard, il s’est aussi illustré en étant mis en examen et incarcéré en 2004 pour proxénétisme aggravé. Mais il n’y a pas que lui. Tinder ? Le cofondateur Justin Mateen a été accusé en 2014 d’agression sexuelle. Idem pour son PDG, Greg Blatt, en 2018.
Et ce sont ces mâles blancs aux poches pleines qui hyperconnectent nos vies amoureuses. Ils sont désormais si présents dans nos relations que lorsque je fais l’amour avec une fille, c’est comme s’il y avait aussi Greg Blatt et Xavier Niel dans mon lit. Ça explique peut-être nos problèmes d’érection…
Baise en bourse
« Nous passons désormais massivement par des intermédiaires commerciaux pour nous rencontrer », éclaire la sociologue de la sexualité Marie Bergström, qui met également l’accent sur une « privatisation de la rencontre ». Et en effet, le capitalisme a mis la main sur notre intimité. Même l’amour n’échappe plus aux lois du marché. Il se consomme. Il est « jetable ». Avec de l’offre et de la demande. Sur l’appli de rencontre Tinder, on « swipe », c’est-à-dire que l’on glisse notre doigt vers la droite de l’écran si le profil nous plaît ou vers la gauche s’il ne nous plaît pas. Ce choix se base sur quelques photos et une courte biographie. L’amour binaire. Tu veux ou tu veux pas. C’est oui ou bien c’est non.
Et le covid n’arrange rien. La pandémie fait les choux gras de l’industrie de la rencontre 2.0. Nos émotions se sont transformées en émojis. Au troisième trimestre 2020, l’entreprise Match Group, cotée en bourse, qui regroupe les sites de rencontre OkCupid, Hinge, Meetic et Tinder, a déclaré avoir généré 131,1 millions de dollars de bénéfices nets. « Internet a tout bousculé. Avec de nouveaux sites de rencontre, on peut désormais se rapprocher de personnes en fonction de son origine sociale, de son ethnie, de sa religion… C’est un marché qui ne dit pas son nom », analyse le philosophe François de Smet. Et malgré ces milliers de partenaires potentiels à portée de clic, nous faisons de moins en moins l’amour.

Diktat de l’esthétique
Le marché a ses règles, ses codes et ses canons. Avec à la clé une standardisation des désirs et des comportements. On est tou·te·s censé·es vouloir ressembler à Brad Pitt ou Angelina Jolie, et toutes et tous fantasmer sur les mêmes corps. Dans la rue ou dans les bars (ah non, ça, c’était avant), j’ai parfois l’impression que toutes les filles et tous les mecs se ressemblent. Tout le monde porte les mêmes vêtements pour espérer plaire aux autres et enfile les mêmes sous-vêtements pour séduire son partenaire. Oui, SON partenaire : il suffit de nous déshabiller pour remarquer que cette lingerie a été conçue pour plaire aux mâles.
Pourtant, je ne suis pas excité par la dentelle sexy que l’on nous montre dans les vitrines de magasins. Ces soutifs et ces culottes ultra serrées qui marquent les fesses et filent des mycoses. Et je ne suis pas le seul. Il y a autre chose dans l’amour. De la poésie, des lettres écrites à la main, des pique-niques sous le soleil ou que sais-je encore. Des sourires timides, le rouge sur les joues. Et puis, les premiers baisers maladroits. La douceur de la nuque, les grains de beauté dans le dos et l’odeur sucrée des corps… Oui, ça doit être encore possible de ne pas passer notre amour à la machine.
Clément Villaume