Plus de 350 personnes, dont une journaliste de L’âge de faire, figurent sur une liste « d’islamo-gauchistes » mise en ligne par un site d’extrême-droite. L’occasion de revenir sur l’histoire de ce mot mis au centre du débat public par trois ministres du gouvernement.
Le 17 septembre, quelques proches m’ont prévenue : en tant que directrice de publication de L’âge de faire (1), je figure sur une liste de 350 personnes mise en ligne par le site internet d’extrême droite fdesouche. Intitulé « Islamo-gauchistes signataires de l’appel à la manif contre l’islamophobie du 10/11/2019 », ce fichier, effectivement basé sur la liste des soutiens de cet appel, a été complété par diverses informations. Les personnes ont été classées par catégories : « islam », « politique », « entreprise », « journalisme », « justice », « médecine », « militantisme », « spectacle », « syndicalisme », « universitaire ».
Lorsque le journaliste et militant Taha Bouhafs a rendu publique l’existence de cette liste, fdesouche l’a effacée de ses pages. Une plainte collective a été déposée contre le site, et la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés) a ouvert une enquête. Quant au gouvernement, il s’est bien gardé de réagir, et pour cause : depuis un an, trois de ses ministres ont contribué à répandre l’idée selon laquelle la France serait menacée par les « islamo-gauchistes ».
Dégainé de plus en plus souvent, ce mot-valise permet de disqualifier quiconque s’inquiète de la stigmatisation permanente, « venant de “responsables” politiques, d’invectives et de polémiques relayés par certains médias » (2), qui cible les musulmans. Mais d’où sort-il ?
Naissance pendant la seconde Intifada
Le chercheur Pierre-André Taguieff en assume la paternité. En octobre 2020, dans Libération, il expliquait qu’il l’avait forgée au début des années 2000, pendant la seconde Intifada palestinienne. Elle décrivait « des manifestations dites propalestiniennes où des activistes du Hamas, du Jihad islamique et du Hezbollah côtoyaient des militants gauchistes ». Aujourd’hui « mise à toutes les sauces », l’expression a des « usages polémiques discutables », reconnaît Taguieff, qui estime cependant qu’il y a « une imprégnation islamiste des mobilisations “révolutionnaires”». Le philosophe et politologue est toutefois loin d’être neutre sur le sujet.
Engagé auprès du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), qui fait la promotion de l’État d’Israël, il utilise volontiers dans ses livres le mot judéophobie, tandis que celui d’islamophobie n’est à ses yeux qu’un « terme d’usage polémique ». Il n’y a pour lui aucun parallèle à faire entre les accusations d’islamo-gauchisme d’aujourd’hui, et celles de judéo-bolchévisme à la mode dans les années 30.
Quand les musulmans succèdent aux juifs comme coupables
Ce n’est pas l’avis de Shlomo Sand, un historien israélien très critique sur le sionisme. « D’Adolf Hitler à Carl Schmitt et Martin Heidegger, de Charles Maurras à Louis-Ferdinand Céline et Pierre Drieu-La Rochelle, l’identification rhétorique entre juifs et bolcheviks a toujours été empreinte de tonalités effrayantes puisées dans une vieille tradition religieuse, mêlée à des menaces pleinement modernes et laïques », écrivait-il en 2016 (3).
À la fin du XXe siècle, « la judéophobie a très notablement régressé dans les centres de communication des capitales européennes, poursuit-il. Cette civilisation a même troqué son appellation de “chrétienne” en “judéo-chrétienne”. Mais l’état de crise permanent du capitalisme et l’ébranlement de la culture nationale ont incité à la quête fébrile de nouveaux coupables. La menace se situe désormais du côté des immigrés musulmans et de leurs descendants. Et voyez comme cela est étonnant : de nouveaux incitateurs propagandistes les ont rejoints ! Tous ces gens de gauche qui ont exprimé une solidarité avec les nouveaux “misérables”. »
« Créer une nouvelle catégorie dans l’imaginaire collectif »
En 2004, le terme d’islamo-gauchisme commence à apparaître dans la presse pour désigner les opposant·es à la loi contre le port de signes religieux à l’école, qui vise le voile des jeunes musulmanes. Mais il reste alors marginal. Le Politoscope, un projet de recherche qui analyse les informations véhiculées par Twitter (et largement reprises par les médias dominants), s’est penché sur sa progression dans le débat public à partir de 2016. Au départ, les Républicains, puis le Rassemblement national, s’en servaient pour discréditer leurs adversaires politiques. Mais ce sont les interventions successives de Jean-Michel Blanquer (ministre de l’Éducation nationale), Gérald Darmanin (Intérieur) et Frédérique Vidal (Enseignement supérieur et recherche) qui ont changé la donne, propulsant « ce terme au centre des discussions de l’ensemble des communautés politiques », et au-delà. Le gouvernement a « réussi en quatre mois ce que l’extrême-droite a peiné à faire en plus de quatre années » écrit David Chavalarias, directeur de recherche au CNRS. Or, ce n’est pas anodin qu’une ministre de l’enseignement affirme que « l’islamo-gauchisme gangrène la société dans son ensemble et l’université ». Pour David Chavalarias, « ce type de dénomination émergente indique la volonté de créer une nouvelle catégorie dans l’imaginaire collectif, passage obligé pour faire accepter de nouveaux récits de référence et pour façonner de manière durable de nouvelles représentations, croyances et valeurs. »
Lisa Giachino
1 – La directrice de publication a changé depuis.
2 – Citation tirée de l’appel « Marche du 10 novembre à Paris : nous dirons STOP à l’islamophobie ! », 2019.
3 – https://leplus.nouvelobs.com