Difficultés sociales et familiales, handicap… Quelle qu’en soit la raison, les personnes qui ne maîtrisent pas l’écrit doivent déjouer mille pièges au quotidien. Témoignages et rencontres avec Abdelaziz, Olivier, Dominique, Sarah et Christian.
Ècouter cet article, lu par Benjamin Huet :
Vous qui lisez actuellement votre journal préféré, vous êtes-vous un jour imaginé un monde sans écrit ? La maîtrise de l’écrit n’est pas innée, or c’est un fondamental pour toutes les institutions. Celleux qui ne l’ont pas acquise se retrouvent marginalisé·es. Le terme illettrisme qualifie la situation d’une personne qui, bien qu’ayant été scolarisée, rencontre des difficultés pour lire et comprendre des textes de la vie quotidienne, ainsi que pour transmettre à l’écrit des informations simples. Trois associations m’ont permis d’échanger avec des personnes en situation d’illettrisme. Je me suis déplacée au Centre ressources illettrisme et analphabétisme de Marseille, puis j’ai été contacté par Olivier Michaut, président de l’association Sourds de France. Olivier utilise l’application Roger Voice, qui le met en lien avec un·e interprète, et celle-ci traduit en direct nos échanges. Enfin, c’est à Paris, au sein de l’association Savoir pour Réussir, que j’ai pu étayer encore un peu plus le portrait de l’illettrisme, aux nombreux visages.
Abdelaziz est la première personne que je rencontre. Militant au Centre ressources illettrisme de Marseille, il a à cœur de montrer qu’on peut apprendre à tout âge et retrouver ainsi confiance. « J’ai mis une trentaine d’années avant de parler de ma situation. Quand on est jeune, on n’en parle pas, c’est difficile. » Il a 65 ans aujourd’hui. Né au Maroc, il arrive en France à 7 ans, ses parents ne parlent pas français. Dans ce contexte, son apprentissage est freiné. Née sur le sol français, Dominique est de la même génération qu’Abdelaziz. Je la rencontre à Paris au sein de l’association Savoir pour Réussir. En tant que pupille de l’État, elle a été déplacée de famille en famille, son manque de stabilité entraînant des difficultés d’apprentissage. « Je pensais que j’étais différente des autres, je voyais des enfants qui étaient heureux, qui avaient des parents, qui donnaient des fleurs à leur maitresse. On m’a fait travailler à 14 ans, dans les fermes. Si tu revenais sans un sou, tu n’avais pas à manger, tu recevais des coups de ceinture, de martinet… »
Douloureux souvenirs d’école
L’école, qui devrait parvenir à enseigner un socle commun aux élèves, les divise parfois avec violence. L’écrit devient un outil d’oppression, pour toutes celleux qui ne parviennent pas à sa maîtrise. Ne pas réussir à lire ou à écrire les empêche de construire leur citoyenneté. Par exemple, les professeurs d’Abdelaziz le placent au fond de la classe parmi les « mauvais élèves ». Il passe ainsi de classe en classe sans jamais être au niveau demandé.
Au côté de Dominique, à Paris, je rencontre Christian. Son parcours scolaire est particulièrement traumatisant. « Je suis né au Congo en 1980. Le plus grand cauchemar que j’ai vécu, c’était l’école. Je subissais des humiliations parce que je n’arrivais pas à apprendre, j’ai redoublé le CP deux fois, le CE1 je l’ai redoublé 4 fois. Même les professeurs se moquaient de moi. “Tu es venu faire quoi cette année ? Tu es bête. Reste à la maison.” » Cela fait à peine 5 ans que Christian a été diagnostiqué dyslexique de forme grave. à 15 ans, il est encore au CM1. « L’humiliation c’était mon quotidien, même dans ma famille, on m’attachait, on m’enfermait dans un coin. Être diagnostiqué dyslexique m’a permis de comprendre que je n’étais pas bête, que j’avais un handicap. »
Aux spécificités du milieu social et familial de l’enfant, peut donc s’ajouter le handicap. L’écrit n’est alors pas le moyen le plus commode pour toustes. Olivier, président de l’Association des sourds de France, m’explique : « Les personnes sourdes doivent s’adapter au monde des entendants. Le gouvernement souhaite favoriser l’intégration des personnes sourdes. Mais l’école n’est pas adaptée, cela ne fait que les isoler davantage. » Il estime que l’enseignement doit être en langue des signes, afin que les personnes sourdes puissent plus facilement assimiler un mot à un repère visuel. Dans le même esprit, certains parents choisissent d’appareiller leurs enfants, de les mener chez divers spécialistes sans jamais leur enseigner la langue des signes. Cette volonté de les faire entrer dans la « norme » déclenche un parcours chaotique et excessivement fatigant. Mais, les écoles spécialisées sont aussi parfois défaillantes.
À côté de Dominique, Sarah*, 29 ans, me raconte son instruction. Infirme moteur cérébral de naissance, elle a passé sa scolarité en IME (Institut médico-éducatif) de 11 à 17 ans. « J’ai passé mon CAP assistant technique en milieu familial et collectif. On a toujours essayé de compenser le handicap pour que je puisse réussir. » Son CAP en main, Sarah se rend compte qu’elle a été extrêmement mal orientée : par son handicap, elle ne peut pas tenir le poste de cantinière qui est le débouché le plus commun à sa formation. Comme Olivier, elle estime que les cours doivent être adaptés et les enseignements différents, afin de mettre en avant les autres qualités qu’iels peuvent développer. En favorisant un moyen de communication plutôt qu’un autre, on crée de l’inégalité.
« Je suis encore capable »
Systématiquement, les personnes en situation d’illettrisme nourrissent de nombreuses compétences pour compenser. Par exemple, Abdelaziz me raconte : « J’ai réussi à passer mon permis en visionnant des cassettes, il y avait des séances deux ou trois fois dans la semaine. Quand je pouvais, j’y allais et je cochais “A”, “B”… J’ai eu mon permis du premier coup. » Il quitte l’école à 16 ans pour travailler dans une entreprise de moulage, puis devient salarié municipal. Alors qu’ils s’estiment aptes, les plus jeunes, Sarah et Christian, ne parviennent pas à s’insérer dans le monde du travail, et souffrent de se sentir dépendants des administrations comme la Caf et France Travail. Sarah s’est vu proposer exclusivement des métiers au caractère répétitif et peu intellectuel. « Je préfère faire du bénévolat que travailler pour des personnes qui ne me respectent pas. »
Cependant le témoignage de Christian me fait comprendre rapidement que le bénévolat est tout aussi sujet au validisme. Christian, qui cherche un travail dans le sport, est particulièrement motivé par les Jeux olympiques. Il prêtera la main pendant toute la durée des Jeux… paralympiques ! Il sera présent sur le stand d’accueil des visiteurs. Malgré les difficultés administratives qu’il rencontre, c’est une très grande joie pour lui. Reste une question en suspens : pourquoi ne peut-il pas participer également aux Jeux olympiques, lui qui ne souhaite qu’une chose : être actif.
Retour dans le temps. Dominique, en arrivant à Paris, était en situation de grande précarité. « Je vivais dans un cagibi, je me lavais à l’eau froide en plein hiver avec un bout de chiffon que j’avais trouvé dehors. » Elle est parvenue grâce à la solidarité des uns et des autres à trouver un emploi dans une cafétéria. Un client avec lequel elle avait discuté lui a fourni son adresse postale, afin qu’elle puisse finaliser son contrat. Après ses deux tumeurs cérébrales, le handicap de Dominique est reconnu à 80 %. À Pôle Emploi, la personne en charge de son dossier lui conseille de profiter de la vie. Dominique se révolte. « On se moque de moi ?! J’ai travaillé toute ma vie pour oublier la souffrance que j’ai vécue. Je suis encore capable. Et avec 900 euros, on ne vit pas. »
Le numérique, obstacle supplémentaire
Comme Abdelaziz, lorsque je leur ai demandé ce que la maîtrise de l’écrit leur avait permis, ils m’ont répondu qu’ils avaient gagné en autonomie et n’embêtaient plus les voisins pour de la paperasse. Cependant leur culture, leur moyen de communication restent l’oral. Iels font le constat que tout est devenu automatisé et que c’est un problème supplémentaire qui s’ajoute. Dominique ne sait pas se servir d’un ordinateur. Sarah affirme qu’« en France, malheureusement, le système ne fait pas de cas par cas. Un truc basique, si tu ne sais pas utiliser ton compte Amélie, ils ne te répondent plus par téléphone. » Christian ajoute que « ça n’aide pas, il faut qu’on lutte, ça éteint le peu de fierté qu’on est en train de construire ». Abdelaziz, lui, évoque sa jeunesse sans internet où les fonctionnaires remplissaient les papiers… « Lorsque j’allais à La Poste pour retirer de l’argent, elle me remplissait le mandat et elle me donnait ce dont j’avais besoin. »
Avec le numérique, l’écrit est devenu indispensable. Alors même que Christian est sélectionné selon des méthodes validistes sur les Jeux paralympiques, il est confronté à des difficultés liées à son handicap : « On m’a envoyé un lien pour remplir ma convention, je bloque sur la page qui s’ouvre car je ne parviens pas à comprendre ce que je dois faire. Je les avais prévenus que j’avais des difficultés à lire et à écrire, ils m’envoient leur paperasse comme s’ils ne prenaient pas en compte ce que je leur ai dit. »
Lucile Vitrac
* Le prénom a été modifié.