« Bond’Innov et Meridiam lancent “Level’Up Quartiers”, un bootcamp dédié aux habitants du 93 ». En lisant ces premiers mots d’un communiqué de presse qui annonçait une formation de cinq jours sur l’entreprenariat en banlieue, mon sang n’a fait qu’un tour. Ou plutôt, la moutarde m’est montée au nez. Marre de ce langage de start-up, aseptisé, sans épaisseur, sans poil ni moustache ! Je vous le dis tout net : j’entrave que tchi ! Que pouic ! Peau de balle ! No comprendo. Vous pensez peut-être que je refuse les innovations linguistiques. Oh que non, bien au contraire. J’aime la langue quand elle est inventive, ludique, surprenante… bien loin des critères congelés des académiciens.
Prenez le mot « bobard » par exemple, c’est rond, ça vous empapaoute bien mieux qu’un simple mensonge. Le bobard avec son côté rigolard ne peut pas être bien méchant. Voyez-vous où je vous emmène sans en avoir l’air ? Vers le franc-parler argotique qui a le goût du p’tit blanc qu’on prend entre poteaux sur le zinc du bistrot, à l’heure où les commerçants du marché commencent à plier.
Historiquement, l’argot a ce parfum d’encanaillement qui faisait frissonner les « bourgeois parisiens du début du XXe siècle. Le samedi soir, ils aimaient se rendre dans les endroits louches de la capitale pour se frotter au monde souterrain des mauvais garçons et des dames de petite vertu », nous dit François Thouvenin, dans son exposé Argot et parler populaire. L’argot était en effet le langage codé des mauvais garçons et de leurs compagnes qui ne voulaient pas être compris des personnes étrangères au milieu. Petit à petit, les truands qui se sont embourgeoisés et les ouvriers qui sont parfois sortis du droit chemin ont fini par parler le même langage. D’autant plus qu’ils habitaient dans les mêmes quartiers et partageaient les mêmes distractions (les courses de chevaux, le cinoche, la boxe, le catch, les guinches). Entre argot et parler populaire, difficile de faire un distinguo. Pour François Denise (1), l’argot a de multiples formes qui se sont développées « dans toutes les communautés qui, en se forgeant un langage à des fins cryptiques ou crypto-ludiques, cherchent à affirmer la solidarité de leurs membres ou, plus exactement, la connivence des initiés, qu’il s’agisse de corporations professionnelles (maçons, merciers, forains, comédiens…) ou de groupements temporaires (étudiants, soldats…). »
S’il est clair que le langage des start-upers et l’argot « pur » ont en commun de s’adresser à des initiés, la comparaison s’arrête là. Car si l’argot trouve son alphabet dans l’humanité, le franglais entrepreneurial manque d’identité. L’argot est sympathique, car il transgresse la langue ordinaire, se joue des normes, excelle dans la fantaisie morphologique et syntaxique. Ce qui fait son charme et sa richesse. Il s’amuse en ajoutant, substituant ou remplaçant des suffixes, ce qui donne respectivement parigot, boutanche et occase. Il pratique les glissements de sens (flûtes pour jambes ; feu pour arme) et son imagination foisonne : vin devient vinasse, gros-qui-tache, pinard, picton, raisiné, picrate, jaja…
Policier se décline en archer, bignolon, bricard, guignol, pèlerine, reniflette, semelle… La littérature, consciente de la ressource stylistique de l’argot, ne s’est pas privée d’insérer des termes argotiques aussi bien dans les textes prosaïques que poétiques. Avouez que c’est quand même savoureux d’entendre Zazie dire sous la plume de Raymond Queneau : « Skeutadittaleur... » dans Zazie dans le métro. Et l’auteur récidive en ces termes : « Il était affublé de grosses bacchantes noires, d’un melon, d’un pébroque et de larges tatanes. » Il a du chemin à faire, ce bougre de start-uper, avant de pouvoir rivaliser avec l’argot.
Nicole Gellot
1- Professeur de linguistique à l’université René-Descartes à Paris.