Comment refuser la guerre ? En exerçant notre responsabilité sur ce qui, chez nous, la nourrit. D’autres l’ont fait avant nous, comme ces syndicalistes qui, dans les années 70, proposaient des plans de reconversion des usines d’armement.
Refuser les armes, refuser la guerre… « Et après ? », vous dira-t-on en désignant d’un geste tous les conflits qui plombent la planète. Il faut bien que les peuples attaqués se défendent, il faut bien leur venir en aide, il faut bien assurer nos arrières face à l’agressivité de certains États… Dans son numéro d’août, Le Monde Diplomatique publie une analyse de John Mearsheimer, qui estime que les grandes puissances font la guerre pour consolider leur puissance stratégique, dans un monde où la moindre faiblesse les rend vulnérables. Ce principe de « réalisme » s’appliquerait quel que soit le régime politique du pays, ce qui contredit les discours dominants selon lesquels la politique étrangère occidentale consisterait à exporter la démocratie libérale et le droit. La guerre serait donc inhérente au système mondial dans lequel les nations sont en compétition les unes contre les autres.
Claude Serfati, membre du conseil scientifique d’Attac-France, insiste lui sur les « connexions intimes qui relient [les] guerres, concentrées pour l’essentiel dans les pays du Sud, à l’économie et à la politique des pays développés. Les guerres “locales” ne sont pas des enclaves au sein d’un monde connecté, elles sont totalement intégrées dans la mondialisation. Le pillage des ressources qui enrichit les élites locales et les “seigneurs de guerre”, alimente les chaînes d’approvisionnement mondiales ».
Guerre au Sahel et french-tech
Quoi qu’il en soit, pacifisme et anti-militarisme n’ont pas le vent en poupe. Comme nous l’explique l’historien Arnaud-Dominique Houte (lire pages dossier), depuis que le service militaire a été supprimé, la guerre est devenue une chose lointaine, presque une fatalité, qui nous échappe. Elle est pourtant menée en notre nom, avec notre argent, et grâce à notre travail.
Dans son livre-enquête Le mirage sahélien (2), le journaliste Rémi Carayol montre que l’armée française poursuit en Afrique, hors de tout contrôle démocratique, une « guerre contre le terrorisme » qui ne règle rien, tue des civils et déstabilise le Sahel.
L’Observatoire des armements, basé à Lyon, documente quant à lui le rôle des entreprises françaises. Non seulement les grands fabricants d’armes, mais également des petites boites locales comme PGM Precision, en Haute-Savoie, qui compte une vingtaine de salarié·es. Parmi ses clients figurent l’Égypte, dont l’armée a commis de nombreux crimes de guerre dans le Sinaï, et les forces spéciales israéliennes. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Sans oublier la flopée d’entreprises de la french-tech, subventionnées par de l’argent public, dont les trouvailles technologiques rendent les armes plus meurtrières (lire p.11-12-13).
Grèves de la faim
Refuser les armes et la guerre, ce n’est pas considérer que les Palestiniens, les Yéménites, les Ukrainiens devraient forcément opter pour la résistance non-violente. Le choix du mode de défense leur appartient – pour autant qu’ils aient les moyens matériels de choisir. Nous pouvons en revanche exercer notre responsabilité sur ce qui, chez nous, nourrit la guerre. D’autres l’ont fait avant nous. Au début des années 70, « des groupes non-violents – composés surtout d’objecteurs de conscience au service militaire et des militants tiers-mondistes – s’émeuvent des ventes d’armes faites par la France à des pays en voie de développement », écrivent Alain Refalo et François Vaillant dans Alternatives non-violentes (3). Des grèves de la faim fleurissent alors, souvent dans des églises.
Jean Authier, postier syndiqué à la CFDT, décide alors de faire le lien entre pacifistes et travailleurs des usines d’armement. La CFDT est dans sa grande période autogestionnaire, et veut « opérer un transfert de pouvoir des élites dirigeantes vers les travailleurs ». Dans cette perspective, « des syndicalistes se mettent au travail dans les années 1975-81 pour étudier des plans de reconversion partielle des activités de leurs entreprises travaillant pour l’armement ». Chez Lucas Aérospatiale, ingénieurs, techniciens et ouvriers produisent un plan de 1 000 pages proposant de reconvertir 70 % de l’activité vers la recherche océanographique, de nouveaux systèmes de freinage ou encore l’équipement médical. La direction ne trouvera toutefois pas ce plan assez rentable.
Si notre pays est le troisième exportateur d’armes du monde, celles-ci ne représentent que 1 à 2 % du commerce extérieur, soit moins que les exportations d’alcool, souligne Patrice Bouveret, co-fondateur de l’Observatoire des armements (3). Cesser d’exporter des armes n’est donc pas une question économique, mais un choix politique.
Auto-défense populaire et autogestion
Le Mouvement pour une alternative non-violente (Man), en 1976, a développé une réflexion sur la défense. Pour l’association, un désarmement du monde ne pourra venir que progressivement, si des pays franchissent le pas du désarmement unilatéral. Mais comment faire face à cette période où le pays désarmé sera vulnérable aux attaques ? Le Man a imaginé une période de transition, appelée « transarmement ». Il s’agit d’une « stratégie qui vise simultanément la démilitarisation de la société, la ” déspécialisation” de la défense, et la mise en place de groupes d’auto-défense populaire recherchant et expérimentant les moyens de lutte non armée » (4). Cette auto-défense populaire n’est envisageable que dans une société auto-gestionnaire, précise le Man.
Le « transarmement » suffirait-il à résister à une occupation militaire ? Alternatives non-violentes rappelle en tout cas l’expérience des Tchécoslovaques durant le Printemps de Prague, en 1968. Alors que les armées du Pacte de Varsovie (l’URSS et ses alliées) envahissent leur pays, le président Dubcek ordonne à l’armée de rester dans les casernes. Toute la population va alors œuvrer pour faire comprendre à l’occupant qu’il est indésirable. Obstruction d’avenues par la foule, opérations « ville morte », modification des panneaux routiers, suppression des noms de rues, numéros d’habitations et noms sur les boîtes aux lettres, refus de ravitaillement, tracts et graffitis… Cette stratégie a permis de saper le moral des troupes soviétiques. Malheureusement, le président Dubcek, retenu à Moscou, a finalement été poussé à la capitulation.
Aujourd’hui, des milliers de militantes et militants des luttes sociales et écologistes ont développé un véritable savoir-faire dans ce registre non-violent, qui prend de la puissance quand il est pratiqué massivement. Ce savoir-faire est d’autant plus utile qu’il « existe une porosité toujours plus grande entre le champ des interventions militaires et celui de la sécurité des villes, relève l’Observatoire des armements. La guerre se déroule désormais majoritairement en milieu urbain, mettant en jeu des forces spéciales ou des petits groupes d’intervention, équipés de drones, de robots et de blindés légers. Le but est moins de conquérir un territoire que de maintenir le contrôle sur la population aux moyens d’outils de surveillance, dont la France s’est fait une spécialité ».
Lisa Giachino
(1) Enseignant-chercheur en sciences économiques à l’Université de St-Quentin en Yvelines. L’invasion russe en Ukraine et la mondialisation armée, Alternatives non-violentes n°203, juin 2022.
(2) La Découverte, 2023.
(3) Et si la France ne vendait plus d’armes ?, Alternatives non-violentes n° 203.
(4) Si tu veux la paix, prépare la paix, Alternatives non-violentes n° 203.