Philosophe, Isabelle Stengers a écrit de nombreux ouvrages sur la fabrication des savoirs. L’universitaire belge s’intéresse à la dimension politique des pratiques des sorcières néo-païennes californiennes. En 2004, elle cosigne La sorcellerie capitaliste, qui propose aux anticapitalistes de s’appuyer sur les savoirs sorciers pour envisager différemment la lutte, et sortir de l’impuissance. Entretien avec cette scientifique iconoclaste.
Vous dites que la raison est une aventure. Est-ce pour cela que la philosophe que vous êtes s’intéresse à la sorcellerie ?
Isabelle Stengers : La raison, pour moi, n’est pas une norme à laquelle il faudrait se soumettre sous peine d’irrationalité. La raison, c’est se porter à la hauteur d’une situation, se rendre digne du problème que l’on pose.
Je ne m’intéresse pas aux sorcières traditionnelles ou new-age, mais à celles qui revendiquent leurs pratiques sur un mode politique. Elles expérimentent ce qu’elles appellent magie dans l’objectif de trouver le pouvoir de faire ce qu’il y a à faire : résister au monde dans lequel nous vivons, rechercher les moyens de se transformer collectivement et personnellement.
Dans La sorcellerie capitaliste, vous avez écrit que le capitalisme est un « système sorcier », et vous nous proposez d’expérimenter des « pratiques de désenvoûtement ». Vous expliquez aussi que la sorcellerie consiste, notamment, à transformer la réalité par l’usage des mots. Exemple classique : dans les années 80, les cotisations sociales sont devenues des charges.
I.S : Attention, la sorcellerie n’est pas une simple manipulation du langage ! Et elle ne fait pas que transformer les choses : elle nous transforme, aussi. Ce que les sorcières appellent magie est l’art de se laisser transformer par ce que l’on fait. Les rites ont la capacité de transformer ceux qui y participent.
Les sorcières vous intéressent en tant que philosophe, mais aussi en tant qu’activiste. Que vous ont-elles appris ?
I.S : Elles m’ont appris quelque chose qui commence à compter dans beaucoup de groupes activistes : il ne suffit pas d’avoir de la volonté, il faut se rendre capable de cette volonté en créant des liens inventifs entre nous, en convoquant ce qui nous rend capables.
Les écoféministes se sont rendues capables par leurs chants et leurs rires, qui ont semé le désarroi chez les policiers qui leur faisaient face, notamment les « folles » de Greenham Common (1). Chez les sorcières, il y a une prise en considération du spirituel comme quelque-chose de digne d’accompagner leurs recherche et leur transformation. Et le fait de parler de Déesse, et non de Dieu, fabrique un autre rapport à la spiritualité.
Ces sorcières activistes font le lien entre connaissance de la nature, spiritualité, et politique. Mais dans la pensée dominante, religion, politique et science sont trois domaines cloisonnés…
I.S : Effectivement, et ce cloisonnement veut dire que toutes les trois sont en mauvais état. Elles ont pour enjeu de créer quelque chose de collectif : une manière de penser qui compte, une façon de se rassembler qui compte, et des savoirs qui comptent.
Actuellement, elles échouent. Il faut créer des communications qui mettent ce cloisonnement en question. Par exemple, des biologistes reconnus ont accepté d’être transformés par ce qu’ils ont appris sur les rapports d’interdépendance, la manière dont les êtres vivants se rendent capables les uns les autres de vivre autrement.
Cet émerveillement face à quelque chose qui vous dépasse, proche du religieux, va permettre de partager des savoirs différents, grâce auxquels nous pouvons nous reconnaître comme des êtres vivants. Il peut y avoir une dimension spirituelle dans ce que la science nous apporte. De même pour la politique, qui consiste à se rendre capables, les uns par les autres, de changer les choses. Écrire de grands projets ne suffit pas !
Quand j’entends votre ministre de l’Éducation qui demande à ce que soient dénoncés ceux qui propageraient des idées anti-républicaines, je me dis que les chasseurs de sorcières sont vraiment parmi nous, et qu’ils ont le vent en poupe en France !
Isabelle Stengler
Vous avez écrit que nous sommes désarmé·es face à la sorcellerie capitaliste, car « nos pauvres interprétations sont incapables d’approcher la puissance de modes de pensée et d’action que nous croyons avoir détruits alors que nous avons surtout perdu les moyens appropriés de leur répondre ». Que nous manque-t-il pour comprendre ce qui se joue, et y faire face ?
I.S : Ce qui nous manque, c’est l’ouverture à ce que le monde nous fait. Les critiques du capitalisme vont employer le mot « aliénation », qui induit une faiblesse de la personne aliénée. Et si on disait « capture » ? Étudions, alors, les instruments de capture, comment nous sommes transformés en complices de ce qui nous arrive.
Il faut prendre au sérieux ce pouvoir, que l’on peut rapprocher de la magie malveillante. Trouver le pouvoir de se protéger de ce qui nous capture demande un savoir collectif que l’on doit développer.
L’aliénation, on y répond classiquement par l’accès à la vérité des choses : « Vous croyez que vous êtes payé, mais en réalité vous êtes exploité. » Beaucoup de sociologues croyaient dans le pouvoir d’éclairer la situation autrement. Quand je considère les luttes qui ont réussi, je constate pourtant qu’au XIXe siècle, les ouvriers n’avaient pas tant un savoir de leur situation, qu’une puissance d’agir ensemble et d’inventer ! On donne trop d’importance à un savoir intellectuel non transformatif. Nous avons besoin d’autre chose pour être efficaces.
En Californie, est apparue la protestation politique : « Nous sommes les petites-filles des sorcières que vous n’avez pas réussi à brûler. » Ces femmes se nomment sorcières parce qu’elles ne veulent pas oublier qu’elles sont les descendantes de la destruction d’un monde, et que cette destruction continue aujourd’hui.
Une phrase de Starhawk m’a beaucoup touchée : « La fumée des bûchers est toujours dans nos narines. » Cette fumée est présente dans les ricanements qui accueillent les recherches des sorcières.
Et quand j’entends votre ministre de l’Éducation qui demande à ce que soient dénoncés ceux qui propageraient des idées anti-républicaines, quand je vois le procès qui a été fait à Houria Bouteldja (2), quand je vois comment des personnes sont accusées d’indulgence envers l’islamisme… Je me dis que les chasseurs de sorcières sont vraiment parmi nous, et qu’ils ont le vent en poupe en France. Leur triomphe, c’est de normaliser ce monde sans sorcières. Il faut lutter contre la normalisation de nos corps et de nos intelligences.
C’est très inconfortable, pour beaucoup d’entre nous, de prendre au sérieux ce que disent et font les sorcières. D’ailleurs, dans votre livre, vous reconnaissiez infliger « une épreuve » à vos lectrices et lecteurs…
I.S : Entendre et lire ce que Starhawk (3) a écrit, c’est un peu comme lorsque les femmes chinoises enlevaient les bandages qui leur serraient les pieds, et que le sang ré-irriguait ce qui était desséché : très douloureux ! Une partie de nous est desséchée. Quand on cloisonne le savoir, le politique et le spirituel, on se dessèche.
Si l’on continue à faire le lien entre les chasses aux sorcières et ce que nous vivons aujourd’hui, on peut aussi penser à la dénonciation officielle des fake news et du complotisme… par ces mêmes dirigeant·es qui nous bercent de fausses informations.
I.S : Le problème avec ces fake news, c’est que la contre-vérité est tout aussi desséchée que la fausse vérité à laquelle elle réagit. Il ne faut pas réagir au fait qu’on nous ment, par une vérité différente, mais par une plus grande sensibilité au monde où nous vivons.
C’est ce que font les sorcières, leur rapport au monde les nourrit. Sachons renoncer à la vérité qui nous rassure ! Les chasseurs de sorcières, eux, vous diront : « Si vous critiquez notre savoir, c’est que vous acceptez les fake news ! »
Voilà un exemple de ce que vous décrivez dans votre livre comme les « alternatives infernales », du genre : « Si on ne travaille pas plus longtemps, les retraites ne seront pas assurées ! »
I.S : Ces alternatives infernales sont fabriquées pour nous paralyser. Une fois qu’on l’a compris, il faut chercher ce qui va nous donner la force de bouger. Souvent, c’est le rire, qui peut être très sérieux et dégage une puissance d’agir.
Recueilli par Lisa Giachino
1 – De 1981 à 2000, des femmes se sont relayées dans un camp de protestation à proximité de cette base militaire anglaise pour s’opposer à l’implantation de missiles nucléaires.
2 – Auteure de Les Juifs, les Blancs et nous, Pour une politique de l’amour révolutionnaire, 2016, et l’une des initiatrices du Parti des indigènes de la République.
3 – Altermondialiste états-unienne qui a initié des cercles de sorcières néo-païennes (lire ci-contre).
A lire : La sorcellerie capitaliste, pratiques de désenvoûtement, Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La Découverte, 2004 (paru en poche)
Illustration : Les sorcières ou Tandem, estampe de Jean Veber (1868-1928). © gallica.bnf.fr / BnF
Au sommaire du numéro 157
1 / éDITO La complainte du cueilleur de champignons /
Pour passer un Noël sans Amazon
3 / Les pros du vrac luttent contre leurs déchets cachés
4 / Entretien : avec la tontinette, la propriété c’est du vol !
5 / Bure des visages dans le dossier
6 / Reportage dans le Vaucluse : construire pour se reconstruire
12 /13 / Le jeu de la sorcière
14 / 15 / Actus drones et compagnie : disruption sécuritaire
16 /17 / La lorgnette : Main dans la main avec des réfugiés géorgiens /
Au sénégal, les orpailleurs mordent la poussière
18 / 19 / L’atelier au jardin / Couture & Compagnie / Cuisiner sans gluten / Le coin naturopathie
20 / Fiches pratiques : un sapin de noël sans couper d’arbre / Des couronnes de fêtes
Dossier 5 pages : Tous sorcières !
Les bûchers de sorcières, à la Renaissance, ont accompagné l’instauration du capitalisme et marqué la condition des femmes. Aujourd’hui, ces figures rebelles sont convoquées pour changer notre rapport au monde. Magnétiseuse, herboriste, chamane, druide… Témoignages de femmes et d’hommes qui s’affranchissent des normes pour entrer en relation avec les forces de la nature. Entretien avec la philosophe Isabelle Stengers, qui propose de s’appuyer sur l’expérience des sorcières néo-païennes et activistes pour se désenvoûter de « la sorcellerie capitaliste ».