Si j’adhère à une mutuelle, est-ce que je participe, indirectement, au démantèlement de la Sécurité sociale ?
Pas forcément : des militants mutualistes mettent en œuvre des actions solidaires de santé publique, fidèles à la philosophie originelle de la Sécu.
Exemple avec la mutuelle de proximité Loire Forez.
Il y a quelques mois, Vincent, un lecteur de L’âge de faire, nous écrivait ceci :
“Je me suis posé la question sur les conséquences que posséder une mutuelle implique sur la manière de se soigner, sur le dé-remboursement général des soins, sur la consommation de soins pour rentabiliser sa mutuelle…
Depuis que je suis salarié, j’ai obligation de prendre une mutuelle, or j’ai l’impression que si j’ai une maladie grave, la Sécu prendra en charge la quasi-totalité de mes soins, et que la mutuelle sert pour les maladies courantes que je traite grâce à l’argile, le citron, etc.
Bref, les personnes qui ont le choix d’avoir ou de ne pas avoir une mutuelle doivent-elles en prendre une, aux regards des valeurs qui animent notre journal ?”
Vaste débat !
D’un point de vue pratique, il faut préciser que les mutuelles sont aujourd’hui le seul moyen, si l’on n’est pas bénéficiaire de la Couverture Maladie Universelle, de se faire rembourser tout ou partie des lunettes et des soins dentaires coûteux. Certaines mutuelles prennent aussi en charge des thérapies non conventionnelles, comme l’ostéopathie. D’un point de vue politique, il est clair que l’émiettement des cotisations et prestations entre sécurité sociale et mutuelles ou assurances privées, mais aussi entre régime général et régimes spéciaux, va à l’encontre d’une solidarité pleine et entière entre toutes les couches de la société.
Cet émiettement est d’ailleurs un objectif de longue haleine, poursuivi par le patronat et les promoteurs de l’économie « libérale » depuis la création de la Sécu, en 1945. Les représentants du Medef ne s’en sont jamais caché.
1945-1967 : un instrument de pouvoir ouvrier
Après-guerre, la mise en place de la Sécurité sociale est une révolution. Ce projet faisait partie du programme du Conseil national de la résistance, mais la CGT et les communistes vont imposer à Charles de Gaulle d’en faire un instrument du pouvoir ouvrier.
Les caisses locales de maladie et de vieillesse sont en effet administrées par des conseils constitués aux trois quarts d’élus des travailleurs, et pour un quart d’élus du patronat (1).
La CGT, forte de ses 5 millions d’adhérents, emporte les présidences des caisses. Partout en France, des militants ouvriers, qui investissent une grande part de leur temps libre dans ce travail bénévole, gèrent au total l’équivalent d’une fois et demi le budget du pays. Mais en 1967, des ordonnances donnent les premiers coups de canif dans la Sécu. La maladie et la vieillesse sont séparées en deux caisses distinctes.
Les administrateurs ne sont plus élus. Et les salariés partagent les sièges à égalité avec le patronat, qui s’allie avec un autre syndicat que la CGT pour s’emparer des présidences.
Peu à peu, la dimension politique de la Sécu est oubliée ; on ne l’aborde plus que sous l’angle économique.
La thématique du trou de la Sécu vise toujours à justifier le déplacement du curseur de la responsabilité collective vers la responsabilité individuelle.
Ça prépare les esprits à une privatisation rampante des risques sociaux, que ce soit la vieillesse par la capitalisation, ou la maladie par l’extension des complémentaires santé.explique Frédéric Pierru, sociologue.
Et les mutuelles dans tout ça ?
Issues des caisses de secours créées par les ouvriers et par certains métiers, parfois sur intervention de l’État, avant la mise en place de la sécurité sociale, beaucoup ont continué à fonctionner après 1945 En effet, le régime général de la Sécu a bouché les trous en couvrant les personnes qui ne l’étaient pas, mais n’a pas supprimé les caisses qui existaient déjà.
En 2016, l’obligation pour les entreprises de souscrire un contrat de complémentaire santé pour leurs salariés a renforcé le rôle des mutuelles et assurances, tout en continuant de détricoter le filet de la Sécu. La couverture des risques sociaux est, de plus en plus, à plusieurs vitesses.
« Nos centres de santé se portent bien »
Le paradoxe est que les plus fervents défenseurs de la Sécurité sociale, aujourd’hui, se trouvent pour une bonne part dans les rangs des mutuelles. C’est le cas de la petite mutuelle Loire Forez, qui tient deux agences à Boënsur-Lignon et Montbrisson, au nord-ouest de Saint-Étienne et au sud de Roanne.
Issue de la fusion de deux mutuelles d’entreprise et d’une mutuelle locale, elle compte 380 adhérents, soit environ 700 personnes couvertes. La fusion a eu lieu après le départ des entreprises de métallurgie et sidérurgie, qui a mis de nombreux travailleurs de la zone au chômage. À l’instar des caisses de sécurité sociale avant 1967, la mutuelle est dirigée par un conseil d’administration de douze bénévoles.
« Des anciens ouvriers, et des salariés du médico-social et de l’insertion », précise le trésorier, Jean-Paul Kerveillant, qui était lui-même éducateur technique. Ce CA veille à maintenir des services de proximité: « avec des conseillers sur place plutôt que des lignes téléphoniques».
Loire Forez fait partie de Mutuelle de France (2), une alliance d’une soixantaine de petites mutuelles qui partagent des services et gèrent en commun leurs salariés. Ses réserves financières sont investies dans un centre de santé où exercent trois dentistes salariés par la mutuelle, ainsi qu’un ostéopathe et deux psychologues qui ont leur cabinet dans le bâtiment.
Mutuelle de France compte aussi, dans la Loire, quatre centres dentaires et un centre optique. «Nos centres sont ouverts à tout le monde et se portent très bien», précise Jean-Paul Kerveillant.
Autre action phare : la prévention. Loire Forez organise des animations sur les dents et la nutrition auprès des enfants du centre de loisirs de Montbrison et de centres d’accueil de demandeurs d’asile. Elle a également signé une convention avec le Secours populaire pour équiper gratuitement d’une paire de lunettes des jeunes de moins de 18 ans.
Réflexion politique et éduc’Pop’
Enfin, elle n’a pas abandonné l’action et la réflexion politiques qui font désormais défaut à la Sécu. En novembre, elle a coorganisé les 24 heures de l’alternative mutualistes, un moment d’échanges entre professionnels de santé, syndicalistes, responsables politiques et associatifs…
« C’était un temps de formation politique durant lequel nous avons débattu et réfléchi à des propositions pour faire face aux déserts médicaux, à la perte de vitesse des petits hôpitaux, à la disparition des services de chirurgie », indique JeanPaul Kerveillant.
Tout au long de l’année, les bénévoles de la mutuelle font également de l’éducation populaire autour de la Sécu, par exemple au centre social de Montbrisson.
“Pour les gens, la sécurité sociale, c’est quelque chose d’acquis. Ils ne voient pas la nécessité de la défendre, car les attaques se font tout doucement, poursuit le trésorier. Beaucoup ne savent pas lire leur fiche de paie, ne connaissent pas l’utilité des cotisations.
Il y a une vraie méconnaissance, qui est voulue : plus on ajoute de lignes, plus ça se complexifie, et moins on s’y intéresse !”
Les militants défendent « une prise en charge totale des soins » par la Sécu. « Nous, on pourrait gérer et développer nos œuvres sur le terrain avec nos centres de soin, qui, grâce à une gestion saine, apportent des revenus. On n’aurait plus à s’occuper des cotisations et des remboursements », estime Jean-Paul Kerveillant.
En attendant, les bénévoles se battent pour que la mutuelle continue à remplir son rôle auprès de ses adhérents. On rame, on est mis en difficulté, confie Jean-Paul. Les réglementations sont de plus en plus dures, nous devons nous soumettre à des injonctions administratives auxquelles les petites mutuelles comme la nôtre sont incapables de répondre. Elles sont faites pour les regroupements, qui sont de plus en plus énormes, et pour le secteur bancaire. Comme ils ne peuvent pas nous faire mourir financièrement car on a de grosses réserves, c’est du côté administratif qu’ils portent les coups ! Ça nous fait rigoler, parfois, quand on voit ce qui nous est demandé et le temps qu’on y perd ! Heureusement qu’on a deux secrétaires, dans le CA, qui se bagarrent, et qu’on fait partie de l’union !
Alors, faut-il prendre une mutuelle ?
Disons que si vous la choisissez bien, vous pourrez à la fois soigner vos dents et financer, par vos cotisations, des actions en faveur d’une santé publique solidaire et de la défense de la Sécu.
Lisa Giachino
1 – Les caisses d’allocations familiales comptent par contre, dès le départ, une moitié seulement d’élus salariés.
2 – L’âge de faire a choisi ce groupe comme mutuelle d’entreprise.
Au sommaire du numéro 136 – Décembre 2018 :
- Édito : La rébellion des gilets jaunes
- Sociologie à la voile
- Lyon : Ils effeuillent la verveine pour les sans terre
- Kenya : Le combat d’une femme
- Gratuité : « il y a urgence à changer de civilisation »
- Livre : “les émotions animales et nous”
- Reportage : L’Amap poissons, l’Amap qui crée des ponts
- Diaporama : Un village expérimental en Colombie
- Les actualités : à Marseille, les murs de la colère
- GRRR ONDES : La recherche privée trouve ce qu’elle veut
- LORGNETTE: Écolo d’extrême-droite
- Élever son enfant sans argent
- Fiche pratique : Le B.A.-BA du diagnostic vélo
- C’est Noël : abonnez-vous !