Après avoir subi de plein fouet la violente crise de leur secteur, des pêcheurs de l’île d’Yeu ont développé un réseau unique de distribution fonctionnant comme une Amap, grâce au soutien de consommateurs engagés.
Écolos et pêcheurs, main dans la main pour sauver la pêche artisanale. On lève l’ancre du Pluton, et on part à la rencontre des acteurs de l’aventure. Il fait encore nuit à Port-Joinville, la mer est noire. Éric Taraud démarre le moteur du Pluton, 9 mètres de bois. L’écran de l’ordinateur de bord éclaire la cabine exiguë. Une odeur de fuel lourd s’installe.
Il est 6 heures, Éric allume la radio CB (1) et dit bonjour aux copains déjà en mer. L’écran de l’ordinateur indique des triangles multicolores.
« C’est les casiers qu’on va aller relever. »
Au programme, la tournée d’une centaine de pièges dans lesquels homards, crabes et araignées de mer devraient être nombreux, vu la forte houle des jours précédents. Le pêcheur programme le parcours du bateau pour le pilotage automatique, il ne reste plus qu’à quitter le port. Voilà trente-six ans qu’Eric largue ainsi les amarres. La retraite confortable, dans un an et demi, n’y changera rien.
Il aime son travail. Le jour se lève à l’horizon, l’île d’Yeu s’éloigne.
Pêcheurs en colère
Comme Éric, dans les années 90, ils étaient environ 500 marins-pêcheurs au port de l’île d’Yeu.
« On pouvait traverser le port sans mettre le pied à l’eau, en sautant d’embarcation en embarcation », se souvient-il.
Aujourd’hui, le port de plaisance est comble, mais dans le port de pêche, on voit surtout de l’eau (2). Les quelques bateaux présents sont les survivants de la violente « restructuration » imposée au monde de la pêche dans les années 2000. La plaie est encore ouverte, et pas seulement pour les pêcheurs et leurs familles.
L’affaire concerne l’identité du territoire, qui s’enorgueillissait, il y a encore deux ans, d’être la seule petite île d’Europe à posséder une criée, symbole d’une pêche qui a « fait » l’île d’Yeu.
Aujourd’hui, la criée a fermé, le prix du poisson débarqué à Yeu est fixé aux Sables d’Olonne, sur le continent.
« On nous a fait passer pour des prédateurs des mers. Les journalistes ont servi la soupe. Si on est pas légitimes à vivre de la pêche alors qu’on vit sur une île, alors qui l’est ? »
À l’étage du grand bâtiment destiné au débarquement de la pêche, Bruno Noury enchaîne les cigarettes, et répond aux questions les yeux rivés sur son ordinateur. L’homme est directement concerné par cette délocalisation de la criée, puisqu’il est directeur de Yeu marée, une entreprise de mareyage détenue par les pêcheurs islais. Yeu marée achète le poisson débarqué à Yeu, le prépare et le conditionne pour le revendre aux particuliers, restaurants,
poissonneries et grandes surfaces.
À Yeu, tout le monde ou presque connaît Bruno Noury puisque c’est le maire de l’île depuis 2008.Fils et frère de marin-pêcheur, il est également très bien connu des professionnels de par son métier, et ses responsabilités au sein de l’organisation des pêcheurs de l’île, qu’il a présidée. Avec les marins, il partage la colère contre les « décisions dégueulasses », contre les journalistes qui ne font pas la part des choses entre pêche industrielle et artisanale, contre l’absurde au quotidien, imposé par la bureaucratie et la loi du marché.
Comme à la fin des années 2000 par exemple, où « il y avait du merlu à profusion, mais on n’arrivait pas à le vendre. On le pêchait, il partait à la poubelle. Pourtant, même encore aujourd’hui, tu fais 50 km dans les terres, plus personne ne mange de poisson parce qu’il est trop cher. »
Bruno partage sa colère, mais il partage aussi ses solutions.
C’est un résident secondaire, un jour, un peu par hasard, qui m’a parlé du système des Amap pratiqué dans l’agriculture.
Amap, pour Association de maintien de l’agriculture paysanne. Un système aujourd’hui bien connu (3) qui repose sur la relation directe entre les agriculteurs et les consommateurs, basé sur la confiance et la juste rémunération, en court-circuitant les intermédiaires – et leurs marges.
Au Japon, là où sont nées les Amap, on les appelle les Teikei, que l’on peut traduire par « mettre le visage du paysan sur les aliments ».
Et si l’on mettait le visage d’Éric Taraud sur la sole et le merlu ?
En 2009, Bruno se jette à l’eau et invite les réseau des Amap de Loire-Atlantique (4) à Yeu, pour venir expliquer le fonctionnement du système. L’idée séduit quelques pêcheurs, des liens se nouent.
L’année suivante, les premiers colis de poisson sont acheminés jusqu’à Nantes.
Le métier va mieux… et manque de bras
Il est 7 heures. L’eau va et vient sur le pont. Le Pluton recule chaotiquement dans un océan de vagues. À leur sommet, on voit l’île d’Yeu, au loin, par intermittence. En se concentrant sur l’horizon, on repousse tant bien que mal l’échéance du mal de mer…
« ça arrive même aux pêcheurs, faut pas croire », encourage Éric. Tandis que le journaliste s’accroche à ce qu’il peut pour ne pas mourir noyé, le pêcheur est tranquillement accoudé à la balustrade, le regard fixant la chaîne qui émerge des profondeurs, tirée par une poulie.
Ça y est, un premier casier sort de l’eau. Deux bras solides agrippent l’objet d’une dizaine de kilos, le posent sur la rambarde, l’inspectent rapidement, et y plongent une main gantée.
Premier homard de la journée, de belle taille. Les pinces de la bête sont puissantes. Éric écourte la rencontre, balance l’animal dans un seau. Le crabe, lui aussi dans le panier, est rejeté à l’eau, trop petit.
Le pêcheur glisse ensuite un appât – du merlu salé – dans le casier avant de disposer ce dernier sur le pont. Il commande alors la poulie. La chaîne remonte à nouveau, jusqu’au prochain casier. Et ainsi de suite pour une dizaine de casiers, jusqu’au bout de la chaîne, indiquée par un petit fanion qui flotte à la surface.
Quand l’ophtalmo a vu mes yeux, il a deviné que j’étais pêcheur. Il paraît qu’on a la rétine plus épaisse à cause de la réverbération du soleil.
Entre deux casiers à remonter, Éric parle de son métier. De la saison des crevettes après celle des homards, de l’arrivée de l’électronique sur les bateaux, des bons endroits pour déposer les casiers, selon les saisons et la météo, de la dangerosité du métier – qui demeure, mais sans commune mesure par rapport aux générations précédentes –, ou encore des quotas répartis par bateau, espèce par espèce, qui font la valeur des vieux rafiots.
« Les quotas, nous, on les mutualise. Mais c’est pas partout pareil, il y a certains ports où l’ambiance est tendue… »
À Yeu, les quotas sont aujourd’hui suffisants « sauf sur la lotte, pour laquelle on est un peu court ». Pour le reste, les pêcheurs ont largement de quoi pêcher, et n’épuisent pas leurs quotas pour toutes les espèces. Le poisson est revenu, les prix à la criée sont remontés…
Depuis 4-5 ans, les « survivants » s’en sortent bien. L’an dernier, pour anticiper la retraite, Éric a cédé sans difficulté des parts du Petit Gaël II, son bateau de pêche hauturière (en haute mer) sur lequel il a fait l’essentiel de sa carrière, à un des marins-pêcheurs, confiant pour l’avenir.
« Sauf qu’on a du mal à recruter ! C’est ça, aujourd’hui, notre plus gros problème.
On a une image tellement pourrie que la pêche n’attire plus les jeunes.
Pour ça, c’est vrai que l’Amap peut nous aider à faire changer le regard sur le métier. »
13e mois grâce à l’Amap
Joël Guist’hau est un des amapiens qui se sont investis avec les pêcheurs pour mettre en place les Amap poissons :
« En juin, le colis était composé d’une grosse aile de raie, de merlu, et d’un filet de julienne. Selon les saisons (5), on a du maquereau, du rouget, de la lotte…
Et puis il y a des poissons que l’on n’a jamais, parce qu’on n’en trouve pas dans le secteur d’Yeu. Les poissons, c’est comme les légumes, on découvre leur saisonnalité. Les pêcheurs sont là pour nous l’expliquer. »
Les membres des « Amap légumes » se sont ainsi vus proposer d’adhérer à cette Amap d’un nouveau genre, en contractualisant avec un pêcheur.
Aujourd’hui, Joël Guist’hau coordonne une Amap poissons parmi la cinquantaine existantes. Au total, l’aventure réunit 2 200 foyers, qui, chaque mois, reçoivent un colis de 3 kg de poisson frais.
Ainsi, environ 70 tonnes de poisson sont remises aux consommateurs chaque année, directement par les pêcheurs.
Comme dans les autres Amap, l’adhérent recherche la qualité, la fraîcheur du produit. Il sait ce qu’il mange, et où va l’argent. Mais il y a aussi une dimension militante : nous défendons l’idée de proximité et de soutien aux producteurs.
Concrètement, les amapiens s’engagent sur une durée, et payent à l’avance leurs paniers mensuels – 34 euros l’unité. Ce prix a été fixé de manière à inclure les frais de livraison et 2 euros de plus par kilo, au dessus du marché.
Ainsi, le mareyeur Yeu marée achète le poisson à la criée – une obligation légale –, et le revend, une fois préparé et prêt à être vendu, aux pêcheurs qui fournissent les Amap. Ces pêcheurs se sont organisés en GIE, un groupement d’intérêt économique qui achète les colis à Yeu marée, et le revend aux Amap.
Le GIE récupère les fameux 2 euros supplémentaires, et les reverse de manière égalitaire à l’ensemble des équipages (du matelot au patron de pêche) qui font partie du GIE, 25 personnes au total (6).
Dans les faits, Bruno Noury détaille que les 2 euros sont l’objectif et que la réalité actuelle est plus proche de 1,50 euro par kg. Multiplié par 70 000 (kg), la cagnotte assure tout de même un (très) beau 13e mois aux marins-pêcheurs.
14 heures : Le Pluton amorce son retour vers le port, se positionne – enfin ! – dans le « bon » sens des vagues.
Le bateau semble porté naturellement par les flots. Salut à quelques bateaux de plaisanciers qui partagent le même brin de brise au milieu du désert. Le roulis désormais rassurant griserait presque, la mer scintille vert-bleu .
La magie opère. Le pilote automatique nous conduit droit vers la dernière « filière » et ses casiers.
Pour une autre pêche
Une association de militants pour soutenir la pêche, quelle drôle d’idée !
Au sein des milieux écologistes de Loire-Atlantique, là où est implanté le réseau des Amap poissons, l’idée ne fait pas l’unanimité, pour des raisons diverses : pollution des mers ; produits sauvages, pas étiquetés « bio » ; choix de ne pas consommer de produits animaux…
Il y a ces raisons que je comprends, mais il y a aussi parfois une vision tronquée de la pêche, un peu caricaturale, à cause des scandales provoqués par les bateaux-usines et la pêche industrielle.
Nous, on montre qu’une autre pêche existe, et qu’elle peut être respectueuse du milieu.
Joël Guist’hau déplie un papier sur lequel est inscrite la charte mise au point par les amapiens et les pêcheurs, qui énonce en différents points ce que doit être cette « autre pêche », respectueuse de l’environnement, de la ressource et des hommes.
Les pêcheurs s’engagent par exemple à ne pas utiliser de chalutage, au profit du filet, de la ligne et du casier, plus sélectifs.
« On les incite aussi à nous faire découvrir des espèces moins valorisées pour avoir un moindre impact sur la ressource. L’effort va dans les deux sens. »
Joël n’est pas seulement un amateur de poisson engagé pour des causes environnementales. Il a également des attaches familiales sur l’île, et refuse que celle-ci devienne un simple prétexte à vendre des cartes postales.
Derrière le soutien à l’activité de pêche, il y a aussi la volonté de faire connaître ce monde, populaire, libre, fier. Un monde parfois rugueux qui ne manque pas, lui aussi, d’a priori sur les défenseurs de l’environnement. Alors Joël, ainsi que les autres coordinateurs, crée des ponts.
Des événements où pêcheurs et amapiens se retrouvent (7), à Nantes et à Yeu, et tentent de se comprendre, non sans difficultés.
Pêcheur, paysan, même combat ?
« Des fois c’est un peu tendu, certains ne comprennent pas que la mer est notre gagne-pain, qu’on est donc les premiers à craindre l’épuisement des ressources. Mais globalement ça se passe bien, c’est intéressant. Ça nous sort du milieu de la pêche. »
Côté pêcheurs, c’est souvent Bruno Orsonneau qui se déplace.
Au début de l’Amap, le jeune retraité avoue qu’il était un peu « paumé » à Nantes, avec l’impression de devoir se justifier sur son métier, le métier de son père, et le métier de son grand-père.
Aujourd’hui, c’est son fils qui a repris la barre du Gulf Stream, un 12 mètres.
Quand d’un côté, on voit des gros chalutiers à la télé qui ramassent des tonnes, et que de l’autre côté, des militants écolo nous traitent de violeurs de mer, ça nous révolte un peu.
L’homme a aujourd’hui pris goût à l’exercice, explique les différentes espèces de poissons, accueille avec plaisir les amapiens de passage sur l’île.
« J’ai aussi sympathisé avec un maraîcher qui fonctionne en Amap. On s’est aperçu qu’on avait pas mal de choses en commun. »
15 heures : le Pluton est de retour. Sur le pont, Éric remplit un deuxième caisson avec des homards.
Il accroche les poignées au treuil. En haut du quai, un collègue qui passait par là active la petite grue, les homards s’envolent, bientôt stockés dans une piscine à l’intérieur d’un grand hangar. Puis Éric remplit sa fiche de pêche, dans laquelle il déclare aux autorités 40 kg de homard et 30 kg de crabe.
« On sait jamais de quoi la journée sera faite, parfois on sort pour rien, c’est l’aventure », sourit-il. Parce qu’aujourd’hui, effectivement, l’aventure lui a souri.
À 20 euros le kg de homard, et 4 euros (!) le kg de crabe, il a fait une excellente journée. En guise d’au-revoir, il tend une de ces bêtes au journaliste honoré.
Encore faudra t-il trouver le courage de cuisiner le crustacé…
Fabien Ginisty
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1 – C’est la fameuse CB des routiers. CB pour « citizen’s band », la « bande des citoyens ».
2 – Aujourd’hui, Yeu compte une centaine de pêcheurs pour une trentaine d’embarcations.
3 – On en compterait aujourd’hui environ 2 000, d’après le réseau Miramap.
4 – Ce dernier est très dense, contrairement au réseau des Amap en Vendée, ce qui explique pourquoi les amap poissons sont peu implantées dans le département de l’île d’Yeu.
5 – Le reportage a été réalisé en août.
6 – Le GIE compte 4 bateaux, parmi lesquels Le Petit Gaël II cédé par Éric Taraud, et le Gulf Stream (voir par ailleurs). Mais le Pluton ne fait pas partie des 4.
7 – La plupart du temps, ce sont des salariés du GIE qui livrent les colis, et non les pécheurs, par manque de temps.
Sommaire du numéro 136 – Décembre 2018 :
- Édito : la rébellion des gilets jaunes
- Sociologie à la voile
- Lyon : ils effeuillent la verveine pour les sans terre
- Kenya : le combat d’une femme
- Gratuité : « il y a urgence à changer de civilisation »
- Livre : “les émotions animales et nous”
- Reportage : l’Amap poissons, l’Amap qui crée des ponts
- Diaporama : un village expérimental en Colombie
- Les actualités : à Marseille, les murs de la colère
- GRRR ONDES : la recherche privée trouve ce qu’elle veut
- LORGNETTE Écolo d’extrême-droite
- Élever son enfant sans argent
- Fiche pratique Le B.A.-BA du diagnostic vélo
- C’est Noël : abonnez-vous !