Difficile de parler des « gilets jaunes » sans tomber dans la caricature. Les motivations de ces manifestant·es sont diverses; leurs convictions hétéroclites; leur état d’esprit collectif changeant selon les lieux de blocage.
On trouve sur les barrages des propriétaires de gros 4×4 qui voudraient continuer à polluer librement, et des écolos qui plaident pour une vraie politique de transition écologique. Des gens d’extrême-droite qui veulent abolir l’impôt, et des gens d’extrême-gauche qui veulent taxer les riches. Mais, surtout, une masse de personnes qui ne se reconnaissent dans aucun mouvement politique et défendent tout simplement leur droit à exister.
L’hétérogénéité et l’absence de ligne directrice ne veulent pas dire que le mouvement ne fait pas sens.
De la somme des paroles de personnes présentes sur les barrages émergent une conscience aiguë de l’injustice fiscale, une contestation globale des choix financiers du gouvernement, ainsi que la critique de l’absence de mesures écologiques réellement efficaces.
Car les « gilets jaunes » ne parlent finalement pas tant du prix du carburant que de la baisse des retraites, des salaires qui ne progressent pas, de la réforme de l’ISF (Impôt de solidarité sur la fortune), des avions et gros cargos qui ne sont pas taxés, de la pollution générée par les camions, des inégalités entre petits et gros salaires, du manque de moyens pour les hôpitaux, du mépris des élites, du manque de démocratie…
« Oui, mais pourquoi maintenant, pourquoi comme ça ? », se demandent les militant·es syndicaux, politiques ou associatifs qui, depuis des mois et des années, s’échinent à tenter de mobiliser contre la casse des services publics et le démantèlement du Code du travail, pour la défense du train… sans jamais arriver à faire le poids.
Même si les « gilets jaunes » (287 000 personnes selon le ministère de l’Intérieur) ne sont pas plus nombreux que les participant·es aux dernières grandes manifestations organisées, il est frappant de les voir débouler, comme sortis de nulle part, quittant enfin le silence de leurs villages ou de leurs zones péri-urbaines. Beaucoup disent manifester pour la première fois depuis très longtemps, et même pour la première fois de leur vie.
La hausse du prix du carburant est décrite comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Mais la nature de la goutte d’eau a son importance : ailleurs, ou à une autre époque, c’est le prix du pain qui aurait pu jouer ce rôle. Le fait que tant de gens habitués à tout encaisser se rebellent quand on touche à la voiture, en dit long sur la place de cet objet dans notre société. Signe visible d’ascension sociale, elle est surtout, dans certains territoires, quasiment le seul moyen de se déplacer : sans elle, aller travailler, faire des courses ou emmener ses enfants participer à la moindre activité est impossible.
Le mouvement des « gilets jaunes » n’est, pour l’instant, pas porteur d’une alternative au tout-voiture : les plus pauvres des manifestant·es défendent, dans l’urgence, leur survie sociale et économique ; tandis que d’autres n’ont absolument pas envie de changer leurs habitudes de transports. Mais cela n’est pas immuable.
Sur les barrages, des personnes témoignent avec lucidité de l’impasse dans laquelle les conduit leur mode de vie. En sortir ne relève pas de solutions individuelles, mais d’un vrai projet collectif. Le mouvement aura au moins le mérite de permettre à tout un chacun de s’approprier ce débat-là.
Lisa Giachino