Une ordonnance prise dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire permet aux opérateurs de téléphonie d’implanter des antennes-relais sans information ni autorisation préalable. Une mesure dont il faudra s’assurer qu’elle ne survive pas à la crise…
Il faut croire qu’il y avait urgence. En pleine crise du Covid-19, à l’heure où les professionnel·les de santé, obligé·es de se battre pour obtenir des masques de protection, dénoncent les faibles moyens dont ils disposent pour faire face à l’épidémie, le gouvernement s’est empressé de pondre une ordonnance pour booster l’activité… des opérateurs télécoms. Ces derniers jouissaient déjà d’une très grande liberté pour implanter leurs antennes. Depuis le 25 mars, cette liberté est totale.
« Une guerre, ça ne se gagne pas seulement avec les soldats qui sont au front (…), ça se gagne aussi avec les lignes arrières. Les lignes arrières, c’est la logistique, c’est l’alimentation, ce sont les réseaux », a expliqué le 20 mars, Stéphane Richard, PDG d’Orange, adoptant le vocabulaire martial du président Macron. Et de poursuivre : « on est en état de guerre. Il faut aller au bout de ce discours. (…) Le problème, c’est qu’on est aujourd’hui dans une société hyper-protégée, surtout gouvernée par le principe de précaution, et le principe de précaution, quand on est en guerre, ça ne peut pas fonctionner tout le temps. » On l’aura compris, l’opérateur demandait la levée des dernières (et bien maigres) règles réglementant le secteur des télécommunications, considérées comme « vitales » par le PDG.
Même l’ANFR n’aura plus son mot à dire
Message reçu 5 sur 5 par le gouvernement, qui a pris une ordonnance dès le 25 mars pour garantir une plus grande liberté d’action à ses « troupes arrières » numériques. « Dans un contexte de mise sous tension des réseaux de communications électroniques résultant d’un accroissement massif des usages numériques, du fait de la mise en œuvre des mesures de confinement de la population, l’ordonnance introduit, pour la durée de l’état d’urgence sanitaire, des adaptations des procédures applicables pour garantir la continuité du fonctionnement des services et de ces réseaux », indique-t-il.
Aujourd’hui, les opérateurs ne sont donc plus tenus d’informer préalablement les communes concernées « en vue de l’exploitation ou de la modification d’une installation radioélectrique ». Ils ne sont plus obligés d’obtenir une autorisation d’urbanisme « pour les constructions, installations et aménagements nécessaires à la continuité des réseaux et services de communications électroniques ayant un caractère temporaire. » Et ils peuvent désormais implanter une antenne relais « sans accord préalable de l’Agence nationale des fréquences », l’administration qui régule habituellement le secteur. Bref, ils ont les mains libres.
Réseaux saturés ? Pas sûr…
Télétravail, visioconférences, appels téléphoniques, usages récréatifs d’internet… Depuis que la population est confinée, le trafic de données enregistre en effet une hausse spectaculaire. Était-il néanmoins indispensable de suspendre ainsi les quelques garde-fous qui encadraient encore l’activité des opérateurs ?
Lors de cette même interview, Stéphane Richard lui-même se montrait pourtant plutôt rassurant sur la capacité des réseaux actuels à encaisser cette hausse d’activité : « Nous avons un réseau qui a été conçu pour absorber des flux considérables. Il est construit par rapport à un rythme d’augmentation régulier des usages. Si je prends cet exemple, sur les réseaux mobiles, on a un volume de datas [de données, Ndlr] échangées qui augmente de 40 % chaque année. On est toujours, nous, obligés d’anticiper de plusieurs années par rapport à cette évolution des usages. » Et pourtant, le ministre de l’économie Bruno Le Maire et son secrétaire d’État au numérique Cédric O ont jugé utile de « libérer » encore un peu plus leur activité durant cet état d’urgence.
Veiller au grain…
Me Vincent Corneloup, avocat de Robin des toits (Me Corneloup ne s’exprime pas ici au nom de Robin des toits. Nous prévoyons de publier une interview du président de l’association d’ici quelques jours], se montre assez rassurant sur cette ordonnance. « L’ordonnance ne prévoit que des dispositions provisoires et, ensuite, tout ce qui a été fait devra être démonté ou retombera dans le système normal, analyse-t-il. C’est quand même très précis. Le but est de venir conforter le système actuel. » Ce qui ne l’empêche pas de rester vigilant quant à la suite des événements : « Là, on est dans un état d’urgence, donc il y a des limitations des libertés publiques sur de nombreux points. Ce qui est essentiel, c’est que ce soit des éléments qui s’arrêtent à la fin de l’état d’urgence, et qu’on retrouve la situation normale ensuite. Normalement, vu la rédaction de l’ordonnance, je pense que ça ne pourra pas être maintenu au-delà. Mais il va falloir veiller au grain. »
De nombreuses mesures prises lors de l’état d’urgence post-attentats ont finalement été intégrées au droit commun. En ira-t-il de même avec l’état d’urgence sanitaire ? Le secteur du numérique sera sans doute un secteur à surveiller de près. Car, comme l’a expliqué ce même Stéphane Richard,
dans les pratiques, oui, il y aura un avant et un après [Covid-19]. En fait, on est en train de tester en grandeur réelle ce qu’est un monde digital, c’est-à-dire un monde où les usages à distance se développent. On sait que c’est un peu la perspective pour pas mal de tâches, de métiers…
L’état d’urgence sanitaire restera-t-il une simple parenthèse, ou servira-t-il de formidable tremplin au monde ultra-connecté (et déshumanisé) dont rêve une bonne partie de nos dirigeant·es, « start-up nation » en tête ? Une chose est sûre : à l’heure où le gouvernement, visiblement très éloigné des réalités vécues par le corps enseignant et les familles, a cru comprendre qu’il avait réussi à mettre en place un enseignement sans enseignant·es, les citoyen·nes vont devoir être très vigilant·es lors de la sortie de crise.
Nicolas Bérard