Le géant de la vente en ligne a déboulé très brutalement en France sur le marché du livre, déstabilisant toute la filière. Sa force : un chiffre d’affaires mirobolant et l’absence de toute éthique. Un éléphant dans un magasin de porcelaine.
C’est sans doute la meilleure façon de décrire l’arrivée d’Amazon sur le marché du livre, spécialement en France. C’était en 1995. Les libraires se remettaient à peine de l’apparition des grands distributeurs d’objets culturels type Fnac, puis de la grande distribution se mettant à vendre des bouquins. Amazon a débarqué de façon plus brutale. La preuve : il ne lui a fallu qu’une dizaine d’années pour s’accaparer une part aussi importante que ses concurrents sur le marché du livre. « Pour simplifier, aujourd’hui, le marché se décompose en quatre quarts : un pour les librairies indépendantes, un pour la grande distribution, un pour les distributeurs de culture, et un pour le net presqu’entièrement avalé par Amazon », résume le libraire parisien Renny Aupetit. L’enseigne représente environ quatre livres sur cinq vendus en ligne.
« Des conditions dignes du XIXe siècle »
Renny Aupetit reconnaît qu’au milieu des années 1990, « la filière était un peu dans un état d’inertie. En apportant un service moderne et de qualité, Amazon nous a botté les fesses ». Alors qu’une majorité de libraires percevaient encore internet comme un concurrent, l’arrivée de ce marchand 2.0 les a obligés à réagir. Mais, évidemment, ils n’ont pas la même force de frappe que le géant américain (75 milliards de chiffre d’affaires). Or, pour écraser la concurrence, ce dernier ne s’encombre d’aucun scrupule ni de la moindre éthique. Grand amateur – comme les autres Gafa, d’ailleurs –, de l’évasion fiscale, il n’hésite pas, dans le même temps, à réclamer des subventions pour installer ses entrepôts ou créer des emplois. En 2012, il a ainsi touché 1,2 million d’euros d’argent public pour ouvrir un entrepôt en Saône-et-Loire. La raison : l’embauche de 250 personnes. Pourtant, pour un nombre de livres vendus à peu près équivalent, Amazon crée 14 fois moins d’emplois que le commerce traditionnel du livre… Et quels emplois ! « Les travailleurs chez Amazon, loin, très loin des progrès du XXIe siècle, ont des conditions de travail qui sont dignes du XIXe siècle. Que ce soit en ce qui concerne les conditions de travail des intérimaires, que ce soit dans les cadences qui sont imposées, dans les contrôles de productivité, dans les fouilles au corps qui sont réalisées chaque fois qu’un travailleur franchit les portiques » (1), explique Jean-Baptiste Malet, un journaliste qui s’est fait recruter comme intérimaire (2). On peut même se demander si ces emplois ne sont pas voués à disparaître. Amazon, en effet, qui cherche à augmenter encore ses cadences, envisage d’effectuer ses livraisons par drones d’ici quelques années. Les robots, c’est moins cher et plus docile que les humains…
Les patrons de ce mastodonte n’hésitent pas non plus à se jouer de la réglementation, quitte à déstabiliser toute la filière. Ainsi se sont-ils attaqués au prix unique du livre, instauré par une loi de 1981 pour redresser un secteur moribond. La méthode : offrir les frais de port, ce qui revient indirectement à baisser le prix réglementé de l’ouvrage. La justice a jugé la pratique illégale ? Amazon a répliqué en facturant la livraison… 1 centime d’euro. L’arrogance de la firme est d’autant plus inquiétante que le livre n’a été pour elle qu’une porte d’entrée.
Aujourd’hui, on peut acheter tous les objets de la vie courante sur ce site, qui se lance même dans l’alimentaire. Êtes-vous prêts à voir disparaître vos boulangeries et vous faire livrer votre baguette de pain par un drone ? Le principe est le même pour le livre.
« Du lien social, pas dévaluation fiscale !»
Heureusement, des alternatives se créent. Renny Aupetit est par exemple à l’origine de la création du site lalibrairie.com, qui permet, comme Amazon, d’acheter des livres en ligne. C’est d’ailleurs à peu près le seul point commun entre les deux sites, comme vient le rappeler l’une des devises de lalibrairie.com : « Le lien social plutôt que l’évasion fiscale ! » Le principe de ce site : être un outil permettant de mettre en commun les ressources d’environ 2 000 librairies indépendantes.lalibrairie.com peut ainsi proposer 800 000 références. Le fonctionnement en réseau est aussi valable pour la distribution. En effet, Renny Aupetit a délibérément choisi de ne pas livrer les ouvrages à domicile [C’est désormais possible, en tout cas en période de confinement…]. Une fois sa commande passée, le client devra se rendre dans le « point libraire » – un réseau de librairies et de marchands de journaux – de son choix pour récupérer son livre.
C’est une façon de faire vivre ces boutiques et de créer un contact entre le client et le vendeur, allant au-delà d’un clic. Autre différence : aucune information personnelle n’est gardée ou étudiée par lalibrairie.com qui signale que « vos coordonnées et vos goûts littéraires vous appartiennent, ils ne seront ni vendus, ni échangés, vous ne serez pas harcelé de mails vous proposant ceci ou cela en fonction de tel ou tel achat ».
Même si le site vend mille fois moins de livres qu’Amazon, il fonctionne ! « On n’a ni l’ambition ni les moyens de concurrencer Amazon.
L’idée, c’est déjà qu’une alternative à Amazon soit disponible. Nos clients sont sans doute des gens qui sont heureux que la librairie de leur quartier ou le marchand de journaux du village existe, et qui ont envie de faire partie d’une espèce d’aventure collective. On constate qu’on a peu de nouveaux entrants, mais que nos clients sont très fidèles. » Comment expliquer qu’il y ait si peu de nouveaux entrants ? Le géant de la vente en ligne sait séduire, et faire oublier la face cachée de son business : Amazon est régulièrement élu site préféré – et même enseigne préférée – des Français.
Nicolas Bérard
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1 – lemonde.fr
2 – Jean-Baptiste Malet a ensuite publié un livre en 2013, chez Fayard, En Amazonie, pour raconter ce qu’il avait découvert en travaillant chez Amazon.
Au sommaire du numéro 114
- ÉDITO L’industrie du doute
- Vélo-travail Pédaler en travaillant… collectivement
- ENTRETIEN Yvan Bourgnon veut nettoyer les mers
- FILM Cancer business mortel
- Reportage A Lyon, les petites cantines veulent essaimer
- ACTUS CGT Vinci : « Nous ne sommes pas des mercenaires »
- PLANTES MÉDICINALES Reportage au brésil / J. Fleurentin : « les plantes sont efficaces »
- FICHE PRATIQUE : Faire ses cataplasmes maison
- DOSSIER : GAre aux GAFA !
Google, Apple, Facebook et Amazon : quatre mastodontes qui concentrent à eux seuls plus de la moitié de notre « temps numérique ». Pourquoi faut-il s’en méfier ? Quelles sont les alternatives ?