L’épicerie Demain, à Lyon, appartient à ses clients, qui s’engagent aussi à travailler bénévolement. Cette initiative s’inscrit dans une nouvelle vague de magasins coopératifs en train de déferler en France. Reportage au cœur de la tempête, quelque part entre le riz thaï et les branches de céleri.
9h15 : tout le monde est sur le pont. À l’accueil, Zélie dispose la livraison de pain sur le présentoir. À quelques mètres, Adrien et Louis réalimentent les silos du rayon vrac. De l’autre côté des rayonnages, Laurence et Colette vérifient les dates limites de consommation des produits frais. Mathieu, dans un petit bureau, passe déjà les commandes pour le lendemain. Enfin, au fond du magasin, dans la pièce réfrigérée, Michel donne un coup de frais à l’étal des légumes. Tout le monde est sur le pont, donc, mais sans pression : aucun client n’est à signaler. Surtout, il n’y a pas de patron, ou plutôt, le patron, c’est eux : les sept sont en effet propriétaires de cette épicerie, située à Lyon, qui a ouvert ses portes en octobre. Et ces sept ne constituent qu’un maigre échantillon des propriétaires du lieu, baptisé Demain : au total, l’initiative réunit 328 personnes, tout à la fois propriétaires, clientes et bénévoles… Vous n’avez rien compris ?
La Louve a fait des petits
Alors on reprend, depuis le début. Cela nous ramène en 2009, aux États-Unis, en la personne de Tom Boothe. Par hasard, ce réalisateur américain – qui vit à Paris – découvre une utopie concrète vieille de 40 ans, nichée en plein cœur de New York : la Park Slope Food Coop (la coopérative alimentaire de Park Slope, créée en 1973), une des rares coopératives de l’époque hippie à avoir résisté aux sirènes du profit. Il s’agit d’un supermarché qui appartient à ses clients. Il n’y a pas de plus-value réalisée sur les ventes, les bénéfices éventuels étant intégralement reversés à la coopérative pour être réinvestis. Entre consommateurs et producteurs, il n’y a donc plus d’intermédiaires, ces grands groupes cherchant à vendre le plus possible, tout en rémunérant le moins possible les producteurs, au seul motif du profit. Surtout, pour diminuer les frais – et donc le prix des produits – , chaque coopérateur s’engage à venir travailler bénévolement quelques heures par mois, ce qui permet d’éviter d’embaucher des salariés. L’idée, également, est de casser la dichotomie travailleur-consommateur. La Park Slope Food Coop (PSFC) est aujourd’hui la plus grande coopérative autogérée de consommateurs des États-Unis. Elle compte environ 17 000 associés-clients, réalisant bénévolement 75 % des tâches, le reste étant assuré par des salariés, dont le travail consiste surtout à coordonner le travail bénévole.
Retour à Paris. Le documentariste américain, plus bohème que bourgeois, fait la grimace quand il regarde ses tickets de caisse Naturalia ou Carrefour Market. La solution, maintenant, il la connaît : importer le modèle new-yorkais. Et quoi de mieux qu’un documentaire pour mobiliser autour d’une bonne idée ? On passera sur l’énergie considérable déployée : en novembre 2016, le supermarché coopératif La Louve, premier du genre en France (1), ouvre ses portes dans le 18e arrondissement parisien. On retrouve, parmi ses fondateurs, Tom Boothe, dont le documentaire, Food Coop (2), sort en salles le même mois. Food Coop va faire un carton. La Louve, elle, va faire des petits.
328 propriétaires-travailleurs
L’épicerie Demain est l’un de ces « petits ». « À l’époque, j’ai fait une boulimie de films sur les initiatives citoyennes. Ça m’a ouvert sur plein de domaines à un moment de ma vie où je cherchais un nouveau sens, où je m’interrogeais sur ce qui me rendait vraiment heureux. » Mathieu Duchesne, 37 ans aujourd’hui, était alors directeur d’un KFC (chaîne de fast-food, Ndlr) à Dijon. Le documentaire de Tom Boothe provoque en lui un déclic. Il rend les clés de l’usine à malbouffe, fait une croix sur ses 3 000 euros mensuels et emménage à Lyon, avec, dans ses bagages, le DVD de Food Coop pour mobiliser de futurs coopérateurs. Nous sommes fin 2016. Trois ans plus tard, en octobre 2019, Mathieu se retrouve seul salarié (au Smic) de cette épicerie d’un nouveau genre, à encadrer plus de 300 bénévoles, qui sont aussi ses patrons : « Peut-être le supermarché le plus difficile à gérer », sourit-il.
Ce matin, parmi les épiciers, on trouve un ostéopathe, un instit retraité, une pâtissière, une salariée du secteur pharmaceutique… « Selon les créneaux horaires, il y a plus ou moins de retraités, d’actifs, d’étudiants », explique Zélie. Comme elle, chacun des 328 clients de l’épicerie Demain est obligatoirement propriétaire de la coopérative. Selon leurs revenus, ils acquièrent pour 10 à 100 euros de parts sociales, qui leur assurent un pouvoir égal de décision au sein de l’entreprise. Par ailleurs, chaque coopérateur s’engage à donner, au minimum, 3 heures de son temps toutes les 4 semaines, soit 13 contributions par an. Aujourd’hui, nous sommes en semaine B, et le groupe du mardi matin est à l’œuvre, en attendant la relève d’un deuxième groupe à midi. Cinq groupes se succèdent ainsi sur la journée, du mardi au samedi, assurant l’ouverture du commerce sur une grande amplitude horaire.
Couleur d’éponge et transmission de l’information
« – Pour les fruits et légumes, c’est quelle éponge ? La verte, la bleue, la rose ou la jaune ?
– Prends pas la bleue, c’est celle pour les toilettes ! », lance Zélie à Michel. De leur côté, Adrien et Louis tournent et retournent dans la réserve du vrac à la recherche d’un sac de riz thaï, dont le silo est vide. « Il y a aussi un problème avec le prix des coquillettes », s’inquiètent les deux jeunes hommes. Colette et Laurence, elles, ont fini leur tâche au rayon frais. Elles commencent à vérifier la présentation du rayon conserves en papotant tranquillement.
Colette, « grand-mère très très prise », est arrivée à Lyon il y a peu de temps. Son investissement à Demain lui permet de voir Laurence et les autres membres du groupe, « et puis ça [lui] donne des idées pour mieux tenir les stocks aux Restos du cœur », où elle s’investit aussi. Zélie, mère de trois enfants, est engagée, comme Colette, depuis deux ans : « Grâce au bénévolat, on devrait à terme arriver, en augmentant les volumes des ventes, à des paniers de 20 à 40 % moins cher que dans des supermarchés bio classiques. » Déjà, pour en arriver là, « il a fallu faire connaître le projet, s’organiser, chercher le local, se mettre d’accord sur les produits qu’on vendait, décider de la gouvernance, rédiger les statuts, le règlement intérieur, la charte des valeurs… Au plus haut du pic, on était jusqu’à 200 personnes actives dans 20 groupes de travail ».
L’investissement bénévole et l’organisation de Demain forcent le respect. Exemple avec Michel, qui ne se souvient plus de la couleur de l’éponge à utiliser pour nettoyer le rayon fruits et légumes : il trouvera la réponse consignée dans le « cahier des procédures » propre à son rayon. Il y a aussi le cahier « réception des livraisons », le cahier « gestion des DLC » (dates limites de consommation), le cahier « gestion de caisse »… Depuis l’ouverture de l’épicerie, Demain s’est réorganisée en 8 groupes de travail, parmi lesquels le groupe « procédures », auteur des cahiers, indispensables pour coordonner les gestes des quelque 24 groupes de bénévoles qui tiennent le magasin à tour de rôle. Il y a également le groupe de travail « recherche de local »… Ah bon ? L’épicerie n’est-elle pas désormais dans ses murs ?
Ce n’est qu’une étape
Mathieu : « Là, on est en phase de test sur 100 m2. On cherche un local de 1 500m² pour ouvrir un supermarché d’ici 2022. » Demain voit donc l’avenir en grand. L’objectif du supermarché a été fixé depuis le début, avant même la constitution du groupement d’achat, sur le modèle de la PSFC new-yorkaise et de la Louve parisienne. Alors, on ne peut s’empêcher de penser aux vieux travers du productivisme, à vouloir toujours plus grand… Le modèle du grand supermarché serait-il « plus inclusif » que la petite épicerie ? Permettrait-il d’ « engager une dynamique plus vertueuse » ? Quel que soit le vocabulaire employé, il est certain que l’augmentation des volumes des commandes permettra de faire diminuer les prix de vente, et, peut-être, ce faisant, de toucher une clientèle qui aujourd’hui, au vu des prix proposés tout à fait « classiques », ne voit pas l’intérêt d’acheter des parts sociales.
Autrement dit, comment motiver une armée de bénévoles non militants à s’impliquer dans la durée si, à terme, il n’y a pas de différence de prix avec un supermarché classique ? D’après les fondateurs de La Louve, cette économie d’échelle est même la raison première du succès durable de la PSFC outre-atlantique, si on la compare aux autres coopératives de consommation états-uniennes, plus petites, qui ont fini par salarier toutes les tâches, et à être, finalement, rachetées – on pense aussi à de nombreuses Biocoop en France. Pour l’heure, les faits donnent raison à Tom Boothe et ses amis : La Louve ne s’est jamais si bien portée, avec ses 7,5 millions d’euros de chiffre d’affaires et ses 4 500 bénévoles associés (3). Les « petits » suivent donc le même modèle : groupement d’achat, puis épicerie « labo », puis supermarché. À Lyon, Demain doit franchir la barre des 2 000 adhérents pour passer le cap. La coopérative pourra alors aménager le supermarché, mais aussi envisager la livraison à vélo, une salle d’ateliers et de conférences, pourquoi pas un terrain pour produire les légumes vendus…
À présent, (11h45), c’est « la passation » avec les six nouveaux bénévoles qui viennent d’arriver : « En cherchant le riz thaï, on en a profité pour ranger la réserve de vrac. C’est peut-être l’occasion de faire un point sur les stocks, si vous avez le temps ? », propose Adrien. Colette et Laurence, elles, papotent encore dans le rayon conserves. Cette fois, elles font leurs courses.
Fabien Ginisty
1 – Dès le XIXe siècle, des coopératives de consommateurs ont vu le jour en France. Plus récemment, le groupe Biocoop, par exemple, a été initié par des coopératives de consommateurs bénévoles dans les années 70. L’entreprise coopérative de consommateurs basée sur le bénévolat n’a donc rien de nouveau. Toutefois, La Louve constitue un « nouveau modèle » dans le sens où le bénévolat est intégré dès le début dans le modèle économique d’un supermarché de grande surface.
Au sujet des coopératives de consommateurs, voir aussi les dossiers de L’âdf numéro 117 et numéro 125.
2 –
3 – Nous n’avons pas pour autant vérifié précisément la bonne santé économique de La Louve, le chiffre d’affaires n’étant qu’un indicateur parmi d’autres, finalement peu révélateur. La dynamique bénévole est néanmoins impressionnante.
Le boom des supermarchés coopératifs
Depuis l’ouverture du supermarché La Louve à Paris en 2016, le nombre de magasins alimentaires participatifs et coopératifs a explosé. Il s’agit de locaux commerciaux qui appartiennent à leurs clients, clients qui s’engagent par ailleurs à travailler bénévolement pour leur commerce, généralement une demi-journée par mois. Ce bénévolat permet de diminuer les coûts salariaux, donc de diminuer les prix de vente.
La plupart des lieux indiqués sont considérés par leurs initiateurs comme des « épiceries-test », ayant vocation à vérifier l’organisation du groupe, afin d’investir à terme des locaux plus grands de type supermarché. La taille importante est en effet, selon eux, une condition nécessaire pour atteindre la viabilité économique. Parmi les projets les plus avancés, voire arrivés à terme, on citera La Louve, La Cagette, La Gabarre, Les Grains de sel, Scopeli et Superquinquin. Cette carte non exaustive fait également apparaître des épiceries qui n’ont pas vocation à grandir, comme MaCoop dans le village de Pied-de-Borne en Lozère.