La terrasse chauffée est tendance. Sors ton brasero, ton poêle à gaz, ton parasol chauffant, à toi la clientèle des fumeurs. Mais on ne crame pas que des clopes dans les soirées chauffées : on brûle aussi l’équivalent CO2 d’un SUV qui ferait 350 km… par jour. Et alors ? Un tiers des débits de boissons se seraient équipés en France, 12 500 uniquement à Paris. Grosso modo, cela équivaut à une centaine de véhicules tout-terrain qui font le tour de la Terre chaque jour.
Les terrasses chauffées sont une innovation tellement grotesque qu’elles révèlent quelques-uns des grands ressorts de notre économie, et la façon dont nous les encadrons, ou pas.
D’abord, la concurrence : du moment qu’un cafetier propose le service, son concurrent, même s’il trouve cela stupide, doit le proposer pour rester compétitif. Ainsi, la concurrence profite à certains, mais elle contraint la plupart à s’adapter, à investir, c’est-à-dire à s’endetter. Les plus faibles, ceux qui n’ont pas les moyens, disparaîtront. C’est la « destruction créatrice », bonne pour la croissance. La disparition du petit commerce et des exploitations agricoles à taille « humaine » sont des illustrations de ce que la croissance détruit.
Le deuxième de ces ressorts est la « satisfaction des besoins » des consommateurs, censés arbitrer les innovations de la concurrence. Pour le coup, les consommateurs se ruent sur les terrasses chauffées… preuve qu’il y avait auparavant un « besoin non satisfait » ? Bien sûr que non : on voit ici comment nos désirs sont façonnés par notre environnement. Par les temps qui courent, le désir, et son corollaire, la frustration, semblent naître de l’innovation, et non le contraire.
Mais n’est-ce pas un peu facile d’incriminer le système ? Un entrepreneur ne peut-il pas innover en investissant dans des couvertures, et afficher sa militance écolo en tête de gondole pour rester compétitif ? Le consommateur ne peut-il pas consommer au nom de valeurs, et boycotter les terrasses chauffées ? Tout à fait. C’est d’ailleurs sur ce postulat qu’on a décidé de baser la principale régulation morale de notre économie : le choix individuel, en pensant que c’était la seule alternative au péril stalinien – et qu’accessoirement, cela ferait gagner beaucoup d’argent à certains, argent qui ruissellerait…
Bref, ce postulat sous-entend, si on y réfléchit, que l’intérêt général est la somme des intérêts particuliers, et que le marché sert de juge arbitre : « Il n’y aura plus de terrasses chauffées – et de pesticides – le jour où personne ne consommera ces produits. » Il amène à faire peser toute la responsabilité – et toute la culpabilité – sur l’individu.
Heureusement, il y a quand même quelques domaines où c’est la collectivité, et non le marché, qui sert de juge arbitre. Car les choix individuels sont, à moins de s’appeler Bill Gates, toujours contraints. Doit-on, par exemple, offrir le choix aux parents d’envoyer leur enfant à l’usine ? La collectivité interdit également certains comportements qu’elle juge dangereux, contraires à l’intérêt général : nous n’avons plus la liberté de rouler à 180 km/h sur les nationales ou de porter une arme par exemple. Qui s’en plaindra ?
Au nom d’une vision bêtement court-termiste de l’économie, les ayatollahs du libéralisme qui sont au pouvoir refusent d’interdire les terrasses chauffées, refusent encore d’interdire des produits dont la toxicité est pourtant avérée : certains pesticides, nitrites dans la charcuterie, produits d’entretien ménager… Les parents, surtout les plus pauvres, doivent donc faire « le choix » d’empoisonner leurs enfants, et même Bill Gates doit, s’il veut faire preuve de « citoyennisme », prendre sur lui une sacrée dose de frustration pour ne pas s’installer à la terrasse chauffée d’à côté.
Pendant ce temps, Rennes a interdit les terrasses chauffées depuis le 1er janvier. Parions qu’un mois plus tard, les fumeurs ont déjà oublié cette affaire, et que les cafetiers apprécient, finalement, l’économie d’énergie.
Fabien Ginisty
Au sommaire du numéro 149
- Édito : Frustration en terrasse / Un « pacte » qui stimule le débat communal
- Film : Marcher avec les loups / Ma petite entreprise : un restau légumes
- Femmes « Black Feminism » en Afrique du Sud / Entretien avec Francis Hallé : « Une forêt tropicale humide ne brûle pas »
- Carte des alternatives à Tours
- Actu : La fausse annonce de Castaner / Grrr-ondes : 5G, le grand mensonge de la transition énergétique / Économistes atterrés :Statistiques de la pauvreté et pauvreté des statistiques en Outre-Mer
- Lorgnettes : Intimité chez soi : les rideaux bientôt obsolètes ? / Pesticides : « On n’arrive pas à protéger les populations »
- L’atelier : Opération zéro déchet ! / Au jardin / Couture & Compagnie / Le coin naturopathie
- Fiche pratique : Faire son bokashi
Ménage, qui fait le « sale boulot » ?
Pour Roman, de la communauté Longo Maï, c’est « un révélateur de la qualité de vie collective ». Pour Ghislaine, employée de mairie, un métier qu’elle « n’aime pas », faute de reconnaissance. Ce mois-ci, L’âge de faire s’intéresse au ménage, dont la répartition est marquée par les inégalités de genre et de classe. En coloc, en entreprise, en famille, entre les couches sociales…
Si on partageait équitablement le « sale boulot » ?